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Allergologie - Immunologie

Publié le 24 mai 2023Lecture 12 min

L’allergie via le lait de mère

Étienne BIDAT*, Grégoire BENOIST** - *Paris **Service de pédiatrie générale et HDJ Allergologie, CHU de Paris Saclay, hôpital Ambroise Paré (AP-HP), Boulogne-Billancourt

L’allergie via le lait de la mère (LM) est connue depuis 1918. Le nourrisson exclusivement allaité présente des manifestations allergiques liées aux différentes protéines alimentaires contenues dans le lait maternel. L’âge d’apparition est habituellement de 1 semaine de vie à 2 mois. Cet événement « non désiré » au cours de l’allaitement ne remet pas en cause ses multiples intérêts pour la majorité des enfants. Bien que rare, c’est un diagnostic qu’il faut savoir évoquer. Une prise en charge adaptée est possible... sans obligatoirement arrêter l’allaitement.

Une pathologie peu fréquente... à connaître Les études les plus anciennes indiquent une prévalence d’allergie chez les nourrissons allaités via le lait de mère de 0,4 à 0,5 %. Ces publications ne concernaient que les formes d’allergies IgE-médiées. Une étude de 2022 calcule la prévalence de cette allergie sous forme IgE-médiée en fonction de la quantité d’allergènes alimentaires retrouvée dans le lait de mère. En utilisant la dose d’allergène qui produit une réaction chez 1 et 5 % des allergiques (« Eliciting Dose 01 et 05 »), les auteurs estiment que la prévalence des réactions allergiques IgE-médiées chez les nourrissons allaités peut être estimée à 0,1 % pour le lait de vache, l’œuf, l’arachides et le blé. Cependant, il apparaît que la quantité d’allergène dans le lait de mère ne rend pas compte à elle seule de l’allergie via le lait de mère.   « Il existe d'exceptionnelles allergies aux protéines du lait de mère en elles-mêmes »   En 2021, 738 000 bébés sont nés en France, 67 % sont allaités à la naissance, 22,8 % à 6 mois, 13,1 % à 12 mois. En prenant l’hypothèse haute de prévalence (0,5 % pour les allergies IgE-médiées), l’allergie IgE-médiée via le lait de mère concernerait par an 2 470 nouveau-nés, 840 nourrissons de 6 mois, 465 de 12 mois. En prenant une hypothèse de prévalence basse d’allergie non IgE-médiée, on peut estimer au minimum au double le nombre de cas par an en France. Un médecin s’occupant d’enfants verra, en moyenne, un nourrisson par an concerné par cette pathologie. À côté de l’allergie via le LM, pour laquelle le nourrisson allaité présente des manifestations allergiques liées aux différentes protéines alimentaires contenues dans le lait de sa mère, il existe d’exceptionnelles allergies aux protéines du lait de mère en elles-mêmes. Les allergènes en cause sont l’á-lactalbumine, la kappa-caséine, la ß-caséine, la k-caséine du lait de mère. La prévalence de cette entité n’est pas connue. Les manifestations Chez un bébé allaité, toutes les réactions adverses consécutives à la prise du sein sont possibles, de nature immunologique, allergique ou non. Des réactions non allergiques, non immunologiques sont observées. C’est la raison pour laquelle on déconseille chez la femme allaitante la prise de café (bébé nerveux et irritable) et interdit la prise d’alcool (trouble du sommeil et développement de l’enfant). Les effets chez le nourrisson, suite à la prise de ces aliments, ne relèvent pas d’un mécanisme allergique mais d’intolérance par passage de la caféine ou de l’alcool dans le lait maternel (LM). Il faut veiller également aux médicaments pris par la mère allaitante. Le début des signes apparaît entre 1 semaine et 2 mois de vie. Les manifestations allergiques présentées par le nourrisson peuvent relever d’un mécanisme IgE-médié ou non IgE-médié, ou parfois d’un mécanisme mixte comme dans l’eczéma ou l’œsophagite à éosinophile (OE). Pour l’OE, les allergies via le lait de mère ne sont souvent que suspectées rétrospectivement, mais à notre connaissance, il n’existe pas de publication probante sur ce sujet. Pour des manifestations fréquentes, comme l’eczéma, le reflux gastro-œsophagien ou les coliques, c’est la sévérité des manifestations, leur résistance aux traitements usuels, avec éventuellement l’association à d’autres signes de la série allergique, qui feront évoquer le diagnostic (tableau 1). Allergènes dans le LM En faible quantité Les allergènes présents dans le LM sont toujours retrouvés en quantités infimes. La β-lactoglobuline n’entre pas dans la composition du lait de femme. Dans le LM, les taux de ß-lactoglobuline sont compris entre 0,002-800 ng/ml, et celui de l’ás1-caséine est de 16 ng/ml. Chez 15 à 47 % des femmes, après ingestion de lait de vache (LV), la ß-lactoglobuline est indétectable dans le LM. À titre de comparaison, les taux de ß-lactoglobuline sont dans le LV de l’ordre de 2,5 à 3 mg/ml, soit environ un million de fois plus concentré que dans le LM. Le dosage des allergènes dans le LM pour laβ-lactoglobuline, l’ovalbumine, l’arachide (ara h 1, 2, 6), la gliadine du blé mis en rapport avec la dose qui devrait provoquer des symptômes allergiques objectifs chez 1 % et 5 % de la population allergique, établit au regard des faibles taux présents dans le LM, une probabilité de réaction IgE-médiée après une têtée chez un nourrisson allergique, de 1/2 893 pour le LV (ßLG) 1/3 846 pour l’œuf, 1/1 000 pour l’arachide, 1/1 720 pour le blé. Cette analyse ne concerne que les réactions IgE-médiées et présente des limites méthodologiques.   « Un médecin s’occupant d’enfants verra, en moyenne, un nourrisson par an concerné par cette pathologie »   Une variabilité individuelle Le dosage des allergènes dans le LM a été particulièrement bien étudié pour la ß-lactoglobuline. Ce taux dépend du statut allergique de la mère, du terme de l’accouchement, du stade de la lactation (colostrum, lait de transition ou mature), ainsi que du délai entre le dosage et la prise de l’aliment par la mère. Le pic ß-lactoglobuline dans le LM a lieu 4-6 heures après la prise de LV par la mère. Dans une étude, A. Høst a retrouvé la ß-lactoglobuline jusque 28 jours après la consommation par la mère de LV. Dans la majorité des autres études, des allergènes sont présents dans le LM jusque 7 jours au plus après la consommation. Pour l’arachide, la consommation de 100 g d’arachides grillées chez 32 mères allaitantes non allergiques retrouve de l’Ara h 2 dans le LM chez 28 % d’entre elles. Le délai d’excrétion est variable suivant les mères, 1 à 4 heures ou 8 à 12 heures, et les concentrations sont variables suivant la période de lactation, de 20 à 2 602 ng/ml. L’imputabilité après enquête alimentaire et appréciation de la concordance chronologique entre un repas de la mère et les signes après la tétée d’un bébé est parfois difficile...   L’allergie via le LM, les aliments Au niveau de la glande mammaire, les protéines du LM sont avant tout synthétisées à partir des acides aminés du sang maternel. Une voie dite de transfert cellulaire est évoquée pour expliquer le passage de protéines maternelles sériques du sang vers le LM. Les principaux aliments reconnus à l’origine d’allergie via le LM sont : le LV, l’œuf de poule, le blé, le soja, l’arachide, les fruits à coque et le poisson. Mais toutes les protéines alimentaires sont susceptibles d’être retrouvées dans le LM et peuvent être en cause.   « Toutes les protéines alimentaires sont susceptibles d’être retrouvées dans le L et peuvent être en cause »   À côté des allergènes Le LM est une matrice complexe contenant de nombreux composants bioactifs. Du point de vue de l’allergie, il est probable que d’autres composants interviennent à côté des allergènes, dans le déclenchement ou la protection d’une réaction allergique chez le nourrisson. Ces composants pourraient être des fragments d’allergènes, les inhibiteurs des protéases, les apolipoprotéines, les IgAs et IgGs, les complexes immuns allergènes IgA et IgG. Plus récemment, ont été mis en avant les microRNAs.   Prise en charge Les différentes manifestations de l’allergie via le lait de mère, IgE et non IgE-médiées, imposent des démarches diagnostiques spécifiques en fonction du mécanisme suspecté. Tout régime maternel d’éviction devra tenir compte de l’impact nutritionnel (et notamment des apports calciques en cas de régime sans PLV) et sur la qualité de vie chez la femme. Allergie IgE-médiée (figure 1) En cas de symptômes d’allergie IgE-médiée chez le nourrisson ou d’eczéma si celui-ci est d’apparition précoce (< 3 mois), sévère, résistant aux soins de peau optimisés, sans période de rémission et qu’il s’exacerbe avec l’introduction d’un aliment spécifique, un bilan allergologique est à faire. Il débute par les prick-tests et les IgE spécifiques pour les aliments du régime maternel qui semblent entraîner des symptômes de manière reproductible (le plus souvent LV, œuf de poule, blé, soja, arachide, fruits à coque, poisson). Un journal des aliments consommés par la mère et le relevé des signes chez le nourrisson peut guider l’identification des aliments déclencheurs. Les autres diagnostics doivent avoir été évoqués selon la présentation clinique (sténose du pylore en cas de vomissements, etc.). Figure 1. Prise en charge des allergies IgE-médiées. TPO : test de provocation par voie orale. • Si les tests sont négatifs, un régime maternel d’éviction pour ces aliments n’est pas recommandé, d’autres causes sont à rechercher. Néanmoins, l’enquête allergique chez le nourrisson peut parfois être mise en défaut. Si l’impression clinique d’allergie via le LM est forte, un régime maternel d’éviction est essayé pendant 2 à 4 semaines, en débutant par l’aliment le plus souvent en cause en France, le LV. • Si les tests sont positifs, un régime maternel d’éviction d’essai pour les aliments suspectés est tenté pour 2 à 4 semaines. Les aliments qui n’ont pas provoqué a priori de réaction chez le nourrisson à l’anamnèse n’ont pas besoin d’être retirés de l’alimentation maternelle, même si les tests sont positifs (sensibilisa- tion seule). En cas de manifestations très sévères compatibles avec une anaphylaxie (situation très exceptionnelle), une prescription d’adrénaline est discutée, avec les limites des indications en fonction du poids de ces jeunes nourrissons. Lorsque la mère désire arrêter l’allaitement, il faut exclure de l’alimentation de l’enfant les aliments incriminés. Si le LV est en cause, une formule à base d’acides aminés (FAA) est actuellement conseillée. L’enfant est suivi comme dans le cadre d’une allergie déclenchée suite à l’ingestion directe de l’aliment. En cas d’amélioration sous le régime maternel d’éviction, l’allergie alimentaire est possible. Si plusieurs aliments ont été exclus chez la mère, on effectue un test de provocation par voie orale (TPO) avec un aliment à la fois pour identifier spécifiquement l’allergène, sauf si la probabilité d’allergie est extrêmement élevée ou si le TPO est trop risqué (anaphylaxie). Une ré-évaluation se fait entre 6 et 12 mois pour un éventuel TPO chez le nourrisson. S’il n’y a pas d’amélioration après 2 à 4 semaines de régime chez la mère, il est possible que ce régime soit insuffisant (persistance des petites quantités d’allergènes dans le LM qui peuvent entretenir les signes ou autre mécanisme) ou insuffisamment rigoureux. Il faut alors « suspendre » l’allaitement en le relayant avec un lait de régime, le plus souvent une FAA. Durant cet essai, la mère motivée pour poursuivre l’allaitement peut tirer son lait afin de préserver la lactation. Si les signes ne disparaissent pas sous ce lait de régime, l’allergie via le LM (PLV ou autre allergène) n’est probablement pas à l’origine des signes, l’allaitement peut être repris. Si les signes disparaissent sous FAA (alors qu’ils n’avaient pas disparu lors du régime maternel), il faut revoir si certains aliments à l’origine des signes n’ont pas été omis de la liste initiale d’éviction, et réévaluer le régime proposé à la mère avec une diététicienne.   Allergie non IgE-médiée (figure 2) En cas de symptômes d’allergie non IgE-médiée de type sang dans les selles orientant vers une proctocolite allergique (PCA), ou encore de vomissements évoquant un syndrome d’entérocolite induite par les protéines alimentaires (SEIPA), on effectue 2 à 4 semaines de régime d’élimination du LV et/ou du soja chez la mère. La cause principale de filets de sang dans les selles chez un jeune nourrisson, allaité exclusivement ou recevant des PLV est la colite néonatale transitoire, avec une évolution spontanée des signes en moins de 4 jours. Ainsi, en cas de filets de sang dans les selles chez un nourrisson ayant une bonne hémodynamique, pas de fièvre, une bonne croissance pondérale, la bonne attitude thérapeutique est de patienter au moins 4 jours avant de proposer une éviction des PLV. Pour la PCA, certains auteurs ont proposé une stratégie d’attente bien plus longue allant jusqu’à 1 mois. L’élimination d’autres aliments que le LV est guidée par l’histoire clinique. En cas d’amélioration, sous régime chez la mère, l’allergie alimentaire est possible. On peut effectuer une réintroduction d’un aliment à la fois pour confirmer le diagnostic, sauf si la probabilité d’allergie est extrêmement élevée ou si le TPO est trop risqué (SEIPA sévère). Dans les cas les plus réfractaires, l’allaitement est interrompu et on envisage l’initiation d’une FAA. Une réévaluation a lieu à 3 mois pour la PCA et 12 mois pour le SEIPA pour un éventuel TPO chez le nourrisson. En cas de signes gastro-intestinaux non spécifiques comme un reflux gastro-œsophagien ou des coliques, on débute avant tout par une prise en charge symptomatique adaptée. Si les signes persistent, surtout s’il existe des manifestations allergiques associées, on peut faire un essai empirique de 2 à 4 semaines d’élimination du LV chez la mère avec réévaluation au décours. En l’absence d’amélioration, il faut reprendre un régime normal. Si on observe une amélioration franche puis une rechute lors de la réintroduction, on reprend le régime et on envisage une réévaluation de l’allergie 3-6 mois plus tard. Figure 2. Prise en charge des allergies non IgE-médiées. « L'effet protecteur de l'allaitement maternel vis-à-vis des allergies alimentaires est discuté »   Allaitement maternel vu à travers le prisme allergologique Aucun régime spécifique n’est recommandé chez la mère allaitante en prévention de l’APLV ou d’une autre allergie alimentaire. L’effet protecteur de l’allaitement maternel vis-à-vis des allergies alimentaires est discuté. Il pourrait dépendre du statut allergique de la mère et de la durée de l’allaite- ment. Chez l’enfant atopique, un allaitement maternel prolongé sans introduction de petites quantités de PLV serait même pour certains au vu de l’analyse rétrospective de cohortes, un facteur de risque d’APLV lors du sevrage.   Conclusion L’allergie via le LM est une situation clinique rare mais bien décrite, dont la prise en charge a été un peu mieux codifiée ces dernières années. La promotion de l’allaitement maternel reste cependant essentielle pour ses multiples bénéfices envers la majorité des enfants. Plusieurs questions restent en suspens pour l’allergologue : Pourquoi observe-t-on une allergie via le LM alors qu’il devrait favoriser l’induction de la tolérance aux aliments en développant l’immunité à long terme grâce à la présence d’antigène ou par des mécanismes de régulation immunitaire non spécifique à l’antigène ? Quels sont les facteurs qui gouvernent la présence des allergènes dans le LM ? Il nous reste beaucoup à apprendre du lait de mère...  

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