Publié le 08 juil 2022Lecture 4 min
Les jeunes pédiatres face aux incertitudes de la décision médicale
Bertrand CHEVALLIER, Boulogne-Billancourt
« On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter » Kant (1724-1804)
« Madame, avec ce facteur de risque, votre enfant pourrait développer telle maladie », « Monsieur, je ne suis pas certain que ce médicament soit complètement efficace chez votre fille, mais cela vaut le coup de l’essayer…» ; « Madame, mon diagnostic n’est pas définitif, mais l’évolution des symptômes devrait nous le confirmer… » ; « Monsieur, il n’est pas certain que l’image radiologique que nous voyons ne soit pas qu’une variante de la normale »…
Combien de fois dans notre pratique avons-nous recours à de tels propos qui illustrent nos incertitudes ?
Le pédiatre au cabinet ou à l’hôpital, est régulièrement confronté à l’incertitude. L’approche par hypothèse diagnostique, les enjeux de la gestion des faux positifs et des risques de surdiagnostic et de surmédicalisation ne sont en effet pas nouveaux. Les auteurs d’un éditorial du New England Journal of Medicine rappellent l’importance d’aborder la question de l’incertitude tôt dans le cursus médical, afin notamment de contrecarrer l’image parfois triomphante d’une médecine hyper-spécialisée, plus rationnelle et « sûre » d’elle. À leurs yeux, une telle approche pourrait également éviter la survenue de burn out chez les jeunes médecins quand ils arrivent en pratique professionnelle, en tant qu’internes. Pour avoir été à la tête d’un service universitaire ayant formé pendant 35 ans des centaines de futurs pédiatres, cette évocation fait sens. Cette incertitude ne doit en effet pas générer de la vulnérabilité, mais être acceptée, si l’on veut pratiquer la médecine clinique sans angoisse.
À la fois une science et un art, voilà ce qu’est la bonne médecine, aime-t-on répéter ? Double avantage : on cite ainsi deux pratiques nobles – la science et l’art : quoi de mieux ? – et on justifie comme venant de l’art ce qui, dans la pratique médicale, apparaît comme du bricolage, de l’hypothétique. En réalité, l’incertitude se trouve au cœur de la science même. Mais aussi, et c’est particulièrement vrai en médecine, la science reste incertaine, épistémologique-ment, en tant que manière d’interroger sans cesse le réel : le savoir qu’elle procure est partiel, provisoire, sans cesse réfuté et révisé.
La science devrait permettre la prédiction. Mais comme le montre le système des « trois corps » décrit par Poincaré, au-delà d’un certain nombre de paramètres, quelle que soit la justesse des cal-culs, l’incertitude concernant le devenir devient irréductible. Ces mêmes auteurs postulent que le médecin du futur abandonnera les tâches de routine pour lesquelles des algorithmes auront été développés ; ils évoquent des activités que d’autres professionnels de santé pourront assumer, ainsi que le recours aux systèmes d’intelligence artificielle, comme le robot d’IBM. Ces mêmes auteurs estiment que la plus-value du médecin consistera dès lors à gérer cette zone grise et à aider le patient à vivre avec l’incertitude dans une relation médecin-patient empathique. Dans la période actuelle de l’inflation des données et de l’approche statistique des individus, l’incertitude frappe l’ensemble de ce qui, autrefois, semblait bien établi : la distinction entre la santé et la maladie, la définition du normal, la notion même de diagnostic. Sans « solutions », sans catégories claires, la médecine doit se contenter de progresser à coups d’hypothèses, de processus, de diagnostics peut-être, mais compris dans un nouveau sens : continu, évolutif. Mais voilà : plus que jamais, cette approche apparaît comme une défaite. Dans un autre article du New England Journal of Medicine, A. Simpkin et R. Schwartzstein montrent à quel point la quête de la certitude s’est installée au centre de la psychologie des patients et des soignants. Tout est fait pour que l’incertitude soit « supprimée et ignorée ». Les protocoles de soins favorisent « les aspects noir et blanc de la médecine » et construisent un « monde d’apparente sécurité ». Aux yeux de tous – patients et médecins – l’incertitude évoque l’inachevé, l’insatisfaisant.
Cultiver « une tolérance à l’incertitude » exige des médecins et patients un « changement de culture » qui « n’a jamais été aussi urgent ». Mais cette révolution s’annonce difficile. Les étudiants actuels, par exemple, demandent davantage encore que ceux des générations précédentes « de la structure, de l’efficacité et de la prédictibilité ». Ils insistent pour connaître « la réponse juste ». Rivés à leurs écrans, ils passent peu de temps au lit du malade, là où les attend pourtant « le monde des nuances de gris qu’est la médecine ». Le réel, pour eux, tend à être absorbé par le virtuel et ses résultats en noir et blanc.
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