Publié le 20 sep 2006Lecture 15 min
Pathologies du langage chez l’enfant : quand recourir à l’orthophonie ?
C. SANSON, Orthophoniste, Centre du langage, Hôpital Avicenne, AP-HP, Bobigny G. SERRE, Pédopsychiatre, Praticien Hospitalier, responsable du Centre du langage, Hôpital Avicenne, AP-HP,Bobigny M.-R. MORO, Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’a
La construction du langage chez l’enfant est un processus extrêmement complexe qui s’élabore en étroite interaction avec les modalités de fonctionnement cognitif, neurologique et psychique. L’accès à l’expression orale implique une activité symbolique qui modifie fondamentalement le fonctionnement psychique de l’enfant. Le langage a un rôle essentiel dans la constitution de l’individu et de son rapport au monde. Lorsque ces processus sont atteints, l’individu est également touché de façon plus ou moins sévère dans sa construction et dans ses apprentissages. L’intervention de différents professionnels de santé et notamment de l’orthophoniste est alors indispensable.
Pathologies du langage chez l’enfant Retards de parole et langage Les retards simples de parole Les retards simples de parole concernent la difficulté pour l’enfant à discriminer et à reproduire les sons constitutifs de la langue de manière isolée. On se situe ici à un niveau phonétique. Rappelons que le phonème n’est pas constitué par un son seul, mais par un groupe de sons. Un même phonème peut présenter des caractéristiques acoustiques différentes selon la personne qui le produit, mais l’interlocuteur reconnaîtra toujours le même phonème. Leur différenciation est étroitement liée aux caractéristiques linguistiques et acoustiques de la langue maternelle. Par exemple, comme le décrit Jean Caron1, le phonème [k] en français est réalisé différemment dans les mots « qui » et « cou », mais reste identifié comme étant le même phonème. En arabe, ces deux réalisations articulatoires du [k] sont perçues comme des phonèmes différents. La construction phonologique Un autre niveau de construction de la parole concerne le niveau phonologique, c’est-à-dire la capacité du sujet à enchaîner les sons constitutifs de la langue et produire des mots plus ou moins longs et complexes. Les phonèmes intégrés dans une chaîne parlée s’influencent mutuellement, et on peut assister chez l’enfant, à des difficultés de programmation phonologique qui entraînent des facilitations phonologiques. Par exemple, il est plus facile d’un point de vue phonologique de produire le mot [krain] que le mot [train]. Ainsi, les jeunes enfants qui commencent à parler font souvent cette altération phonologique. Ces deux niveaux de structuration de la langue (phonème et construction phonologique), quand ils sont retardés dans leur développement, constituent le retard simple de parole. Les retards de langage La structuration lexicale trouve ses fondements dans la capacité de l’enfant à fixer progressivement des contours sonores invariants, associés à une représentation sémantique stable. La représentation des concepts liés aux formes sonores dépend étroitement des relations que les concepts entretiennent entre eux d’une part, et au contenu de la mémoire épisodique du sujet d’autre part. De la mémoire sémantique à la mémoire épisodique Il est important de considérer ici la notion de « mémoire sémantique », opposée au concept de « mémoire épisodique », décrits dans les travaux de E. Tulving2. La « mémoire sémantique » contient les signifiants des différentes formes sonores qui constituent le lexique interne, et la mémoire épisodique contient l’histoire de l’individu. Les deux formes de mémoire sont étroitement liées. La mémoire sémantique intègre également le stockage des « mots fonctions », ou morphèmes grammaticaux, (entre autres les prépositions, conjonctions, mots de liaison) qui y occupent une place particulière puisqu’ils ne renvoient pas directement à un concept, mais à une mise en relation des mots entre eux. L’acquisitionde la morphosyntaxe Pour bien parler, l’enfant doit également connaître le marquage morphosyntaxique de la langue. Ce niveau concerne la combinaison des mots dans la phrase et obéit à un ensemble de règles propres à chaque langue. Celui-ci est porté soit par des « mots-fonction », ou morphèmes grammaticaux, soit par des marquages morphosyntaxiques (comme les flexions verbales). La complexité syntaxique d’une langue, qui constitue son « squelette », a fait l’objet de différentes théories linguistiques. L’une d’entre elles, insufflée par N. Chomsky3, présente les capacités de l’enfant à organiser la langue d’un point de vue morphosyntaxique comme étant liées à des compétences contenues dans un « dispositif d’acquisition du langage » inné, nommé « grammaire générative ». Troubles spécifiques du langage oral ou dysphasie Contrairement aux retards simples de parole et de langage, les troubles spécifiques du langage oral, ou dysphasie, portent sur une atteinte structurelle profonde de la construction linguistique, et non sur un décalage dans le temps des acquisitions linguistiques de l’enfant. Il existe, entre autres, deux principales descriptions de la dysphasie. La définition du DSM-IV La première, retenue par le DSM-IV4, proche de celle proposée par C.-L. Gérard5, se définit comme : « l’existence d’un déficit durable des performances verbales, significatif en regard des normes établies pour l’âge. Cette condition n’est pas liée à un déficit auditif, à une malformation des organes phonatoires, à une insuffisance intellectuelle, à une lésion cérébrale acquise au cours de l’enfance, à un trouble envahissant du développement, à une carence affective ou éducative. » Le trouble du langage oral est-il secondaire ? La seconde description, reprise par Laurent Danon Boileau6, oppose les enfants dont le trouble du langage oral est principal, et ceux chez lesquels il est associé à des difficultés en lien avec la psychopathologie de l’enfant (difficulté de séparation, inhibition massive, manque d’estime de soi, etc.), ou avec des pathologies psychotiques et des troubles envahissants du développement. Dysphasie psychotique Pour certains auteurs, comme B. Welniarz7, certains troubles sévères du langage oral constitueraient une conséquence de l’organisation psychotique, alors nommés « dysphasie psychotique », qui reprend l’expression de J.-P. Quère8. Bégaiement Il est caractérisé par des répétitions et/ou des blocages dans l’émission de la parole. On différencie plusieurs types de bégaiement, entraînant des prises en charge différentes. Le pronostic de ces troubles dépend principalement de leur intensité initiale. Le bégaiement clonique caractérisé par la répétition plus ou moins prolongée du même phonème, en général le premier : « p..p..p..p.., papa est p..p..p.. parti… ». Le bégaiement tonique caractérisé par le blocage de l’émission de la parole (temps de latence avant l’initiation de la parole) souvent accompagné de mouvements parasites de la face, des membres, du corps entier, de difficultés respiratoires, de rougeur du visage, de sueurs. Des troubles du langage sont parfois associés : emploi de mots inadaptés, morphosyntaxe inadéquate. Le bégaiement est fréquent et banal chez l’enfant de 2 à 3 ans, et correspond à l’explosion du lexique : l’enfant dispose d’un vocabulaire de plus en plus important pour s’exprimer, mais a du mal à organiser sa parole aussi vite que sa pensée (bégaiement physiologique). La persistance d’un bégaiement marqué au-delà de 4 ans constitue un signe d’appel pour consulter. Mutisme Il peut constituer un non usage de la parole chez un enfant possédant des capacités linguistiques et langagières antérieures. Il peut être primaire, ou secondaire à un choc psychologique. L’enfant peut parler dans certaines situations et pas dans d’autres, évoquant alors le mutisme extra-familial ou mutisme sélectif. Parfois ce symptôme passe initialement inaperçu et est mis sur le compte du tempérament de l’enfant, souvent qualifié de « timide ». Chez les enfants de migrants, il est important de placer ce symptôme dans une dimension familiale et culturelle9. La question des différentes appartenances peut être problématique et le mutisme vient témoigner des conflits internes de l’enfant. « Pour grandir, en effet, l’enfant de migrant doit construire patiemment un nécessaire clivage entre le monde lié à la culture familiale – le monde de l’affectivité – et le monde du dehors, de l’école par exemple, monde de la rationalité et du pragmatisme.10 » Une prise en charge psychothérapique est alors nécessaire, parfois transculturelle. Troubles spécifiques du langage écrit Dyslexie C’est un déficit sévère et durable des processus d’acquisition de la lecture chez un enfant d’intelligence normale, normalement scolarisé. Dès le début de la scolarisation en CP, l’enfant dyslexique rencontre des difficultés dans l’apprentissage et l’application des règles de conversion graphémico-phonémique : transformation d’un graphème (composé d’une ou plusieurs lettres) en un phonème correspondant. Ces difficultés persistent, contrairement aux retards d’apprentissage de la lecture, souvent malgré un suivi orthophonique, et parfois au-delà d’un éventuel redoublement du CP. Ces enfants se retrouvent en échec vis-à-vis de l’activité de lecture, après deux ans de scolarisation régulière. Les difficultés d’acquisition du code (règles de conversion graphémico-phonémique) constituent le versant de la dyslexie appelé dyslexie phonologique. D’autres enfants vont pouvoir mettre en place les procédures de déchiffrage, mais seront dans l’incapacité d’automatiser les mots fréquemment rencontrés dans la langue, par défaut de leur stockage en lexique orthographique interne. La lecture est lente, laborieuse, très coûteuse en énergie cognitive et attentionnelle, avec de grandes difficultés d’accès à la dimension sémantique du texte. Ce versant de la dyslexie est appelé dyslexie de surface ou dyséïdétique. Les troubles spécifiques du langage écrit sont durables, et la lecture ne progresse que lentement. Même lors d’une acquisition de la lecture rendue possible par les différents systèmes de soins et par les efforts de l’enfant, une dysorthographie importante peut persister. Dysorthographie C’est un trouble spécifique du langage écrit entraînant des difficultés dans toutes les modalités orthographiques : l’orthographe phonétique (procédures de conversion phonémico-graphémique), l’orthographe d’usage (lexique orthographique interne), et l’orthographe grammaticale (compétences d’analyse et la connaissance des règles de construction morphosyntaxique de la langue). La dysorthographie peut exister isolément chez un enfant qui a appris normalement à lire, mais cela reste assez rare. Bilan orthophonique Observation clinique du langage La rencontre avec un enfant en difficulté au niveau linguistique est toujours sous-tendue par la qualité de la communication non verbale. Pour les très jeunes enfants (de 2 ans et demi à 3 ans et demi), le bilan standardisé n’est pas toujours adapté. L’observation du langage peut se faire au sein d’une consultation conjointe (avec un pédopsychiatre ou un psychologue) ou lors d’une rencontre avec l’orthophoniste seul(e). La qualité de la communication non verbale donnera déjà un aperçu de l’investissement de l’enfant par rapport aux interactions avec l’autre. On pourra également procéder, au cours d’un jeu par exemple, à une rapide évaluation des mots que l’enfant connaît sur les versants expressif (en dénomination) et réceptif (en désignation). Les productions spontanées constituent le corpus qui servira de base à l’analyse fine des capacités linguistiques de l’enfant. Contiennent-elles une ébauche de structuration morphosyntaxique ? Si oui, cette structuration est-elle déviante par rapport aux règles de la langue ? La dimension pragmatique de la langue est également un paramètre essentiel à prendre en compte. J. Caron1 décrit cette dimension comme étant liée à l’usage que fait le sujet des outils linguistiques dont il dispose. Est-il en mesure d’être cohérent et informatif, même avec un langage peu constitué et en mobilisant principalement la communication non verbale ? Enfin, une dernière observation clinique très importante concerne la capacité de l’enfant à s’appuyer sur l’étayage apporté par l’adulte au sein des différentes activités proposées lors de la consultation. Bilan standardisé Le bilan orthophonique dit « standardisé » est effectué à l’aide de tests étalonnés auprès de populations d’enfants dont le développement linguistique et global est harmonieux. Les batteries existantes permettent de balayer toutes les modalités linguistiques : le phonétisme, la programmation phonologique, la structuration lexicale (lexique actif et lexique passif), la construction morphosyntaxique, la compréhension orale. Pour le langage écrit, il existe différentes batteries permettant d’identifier les procédures de lecture et d’écriture mobilisées par les enfants. En cas de bilinguisme Les enfants en situation de bilinguisme requièrent un interprète et doivent déterminer si les difficultés repérées en langue seconde (en l’occurrence ici le français) se retrouvent dans la langue maternelle. À noter que les observations faites à partir des bilans de langage ne peuvent être que qualitatives. Il est en effet impossible de recourir à la standardisation, la population de référence ne comprenant pas d’enfants en situation de bilinguisme. Seules les épreuves totalement non verbales, telles que l’évaluation de l’attention ou des capacités de raisonnement logique et de flexibilité mentale pourront faire l’objet d’une comparaison avec la norme pour l’âge. Indications de prise en charge orthophonique Retards simples de parole et langage Les difficultés articulatoires (sigmatisme latéral ou interdental), de programmation phonologique ou encore de constitution du lexique et de la morphosyntaxe de l’enfant peuvent être prises en charge sur une durée relativement courte (1 à 2 ans, parfois moins pour les troubles articulatoires isolés). La rapidité de la progression est un paramètre important qui peut venir confirmer ou infirmer l’hypothèse initiale de retard simple de parole et langage. En effet, un suivi orthophonique, pour ce type de difficultés, qui ne voit pas d’évolution rapide ni importante, doit être un signe remettant en cause le diagnostic initial de retard simple de parole et langage. L’orthophoniste devra alors se poser la question d’un trouble plus profond (trouble spécifique du langage oral) ou d’un lien avec une psychopathologie de l’enfant non encore identifiée. D’autres pistes peuvent être explorées, telles que l’évaluation neuropédiatrique. Troubles spécifiquesdu langage oral Ces troubles spécifiques du langage oral demandent un suivi orthophonique qui s’inscrit dans la durée. Les prises en charge peuvent se prolonger sur plusieurs années, et sont le plus souvent plurihebdomadaires. Au cours de ce suivi, l’orthophoniste et l’enfant vont essayer de construire et de consolider toutes les modalités orales atteintes, en s’appuyant sur les compétences existantes. Il faudra également être attentif à l’émergence des pré-requis pourl’apprentissage du langage écrit. Troubles spécifiques du langage écrit La dyslexie dysorthographie, quelles que soient ses caractéristiques, demande un suivi orthophonique long. Certaines prises en charge peuvent durer jusqu’à 5 ou 6 ans. Il s’agit de mobiliser chez l’enfant des capacités déjà existantes et consolidées, afin de construire avec lui d’autres stratégies qui le conduiront vers une position de lecteur/transcripteur autonome. De même que pour les troubles du langage oral, les difficultés écrites liées à la dyslexie peuvent entraîner une baisse de l’estime de soi, un manque de confiance ou un désinvestissement des activités scolaires et des apprentissages. La psychothérapie individuelle ou de groupe peut alors être associée au suivi orthophonique. Contexte de bilinguisme Les retards de parole et langage ou les troubles spécifiques du langage oral dans un contexte de bilinguisme demandent une grande inventivité de la part des praticiens. Le travail orthophonique a pour but de construire les modalités linguistiques de la langue seconde en tenant compte des caractéristiques de la langue maternelle. Par exemple, pour un enfant de langue maternelle tamoule, le travail autour du genre des mots est important (la notion de féminin/masculin des substantifs n’existe pas en tamoul). Pour un enfant dont la langue maternelle est constituée par un système à idéogramme, l’aspect arbitraire du lexique de la langue seconde pourra passer par un travail de la mémoire sémantique. Ces exemples sont bien sûr non exhaustifs et il existe un nombre infini de modes d’intervention pour penser le travail en orthophonie. Il faut rester vigilant et ne pas être tenté de placer toutes les difficultés de langage de l’enfant sur le compte de la situation de bilinguisme. Troubles envahissantsdu développement La prise en charge orthophonique au sein d’un trouble envahissant du développement ou de pathologie psychotique est très particulière. Il ne s’agit pas de travailler autour de l’aspect formel du langage, mais de stimuler toutes les formes de communication, principalement la communication non verbale, avec un travail autour de l’attention conjointe notamment. Dans ces prises en charge, l’orthophoniste se trouve souvent dans l’obligation « d’oublier » ses réflexes de professionnel du langage, pour tenter de créer avec l’enfant, de nouvelles façons de communiquer. L’aspect purement instrumental du langage n’est pas ici au premier plan. Ces suivis sont bien sûr toujours accompagnés d’autres thérapies, et il est indispensable de ne pas travailler seul avec ces patients. Conclusion La question de la prise en charge orthophonique doit être pensée de façon différente en fonction de chaque enfant et de sa pathologie. Certaines pathologies du langage peuvent être prises en charge sans autres types de suivi, mais il apparaît souvent que le projet de soins de ces enfants requiert la participation de professionnels différents. Il est d’autre part très important d’expliquer aux familles l’enjeu des soins orthophoniques, la durée de la prise en charge envisagée ainsi que l’importance de la régularité. Le suivi orthophonique s’appuie également sur la perception des parents des difficultés de leur enfant et sur leurs observations. Il faut aussi se positionner très clairement sur le fait que le travail de l’orthophoniste ne se réduit pas à du soutien scolaire. Le travail en réseau avec les différents intervenants du système de soins et du système scolaire est essentiel.
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