Publié le 12 juin 2023Lecture 8 min
Enfants et éco-anxiété en temps de guerre
Hélène ROMANO, Docteur en psychopathologie-habilitée à diriger les recherches, psychothérapeute, Docteur en droit privé et sciences criminelles, Rouen
Le contexte actuel nous confronte à d’innombrables crises liées en particulier à la guerre avec des réactions associées à ce que désigne le néologisme « éco-anxiété ». Derrière le terme se révèlent des situations très variables et des troubles particulièrement complexes à repérer et à prendre en charge. Cet article, basé sur notre expérience clinique et de chercheur, propose une réflexion sur l’éco-anxiété1 des enfants en temps de guerre.
Nous définirons dans un premier temps ce qu’est la guerre à hauteur d’enfant, puis les troubles qui peuvent s’exprimer dans ce contexte pour envisager, dans un troisième temps, des perspectives de prises en charge.
La guerre à hauteur d’enfant
Pour un enfant la guerre n’a pas la même définition que pour un adulte. Pour grandir le plus sereinement possible, il a besoin de protection, de sécurité, de valorisation de son estime de lui-même et de continuité. Tout ce qui vient bouleverser une de ces données est susceptible d’hypothéquer plus ou moins durablement son développement. Si pour un adulte la guerre est une lutte armée entre états ou individus, pour un enfant il s’agit bien davantage d’événements qui viennent anéantir son quotidien et détruire tous ses repères. Les conflits armés en font inévitablement partie (Romano, 2022), mais également d’autres événements comme des séparations parentales, des ruptures amicales, des deuils ou un climat anxiogène comme celui que nous traversons actuellement.
L’éco-anxiété, une blessure psychique invisible
Le mot guerre fait peur aux petits comme aux grands, mais les plus jeunes n’ont ni la maturité cognitive, ni les ressources psychoaffectives, ni les repères spatiotemporels suffisants pour faire face à ce terme des plus inquiétants. Et ils se trouvent impactés à deux niveaux, non seulement pour eux-mêmes, mais surtout parce qu’ils voient que leur entourage s’effondre (Romano, 2018). Il n’est alors pas surprenant, mais aussi plutôt adapté qu’ils réagissent face à l’ambiance mortifère actuelle où tout est présenté comme dramatique avec peu de perspectives positives envisagées. Si pour les générations précédentes, l’idée d’un avenir meilleur était portée par ceux qui faisaient autorité (parents, enseignants, décideurs), désormais il y a ce constat que demain sera sans doute bien pire qu’aujourd’hui. Il est bien compliqué pour les enfants d’aujourd’hui de se sentir suffisamment sécurisés, d’acquérir confiance en eux et en l’adulte. Pourtant ce que nous pourrions appeler « base de sécurité psychique » est indispensable à construire pour grandir sereinement, apprendre à établir des liens avec les autres, oser prendre des risques et acquérir toute cette dynamique qui caractérise le développement de l’enfant. Sans cela il sera plus en difficultés et risque de présenter certains troubles, dont des signes de souffrance psychique.
La détresse psychique et les troubles anxieux manifestés aujourd’hui par les enfants et les adolescents, regroupés derrière le terme « d’éco-anxiété » (Lancet, 2019 ; 2020) nous semblent témoigner des effets de la sinistrose sociétale dans laquelle nous les faisons vivre. Ils sont en quelque sorte les symptômes d’une société insécurisée, stressée et stressante.
Sans doute devrions-nous les comprendre aussi comme une réaction positive de défense face à ce qu’ils subissent ; pour autant, il reste nécessaire de les repérer et de les prendre en charge. Nous pouvons repérer deux grands « pôles » à ces manifestations :
– les troubles externalisés, très visibles comme les peurs inexpliquées, les troubles oppositionnels, pleurs, accès de colère, agressivité inhabituelle contre soi-même ou les autres tels que la fugue, les conduites dangereuses et les tentatives de suicide ;
– les troubles internalisés, plus silencieux et difficiles à repérer : régression et perte du jeu chez les plus petits, retrait, isolement social, rituels de vérification, décrochage scolaire ou troubles anxieux scolaires, addictions en particulier aux écrans, insomnie ou hypersomnie, troubles des conduites alimentaires, maux de ventre, vomissements, fatigue.
Prendre en charge
Intervenir dans un contexte où tout le monde apparaît psychiquement épuisé, stressé, inquiet est loin d’être simple. Surtout qu’il faut pour cela du temps, des moyens humains, matériels donc financiers et que les services de santé sont exsangues. Mais il est de la responsabilité de chaque adulte (parents, professionnel) de faire son possible pour dégager les enfants de cette représentation d’un présent insupportable et d’un avenir invivable. Les modalités de prise en charge sont nombreuses et peuvent aller, selon les situations, de la simple guidance parentale jusqu’aux psychothérapies individuelles et/ou familiales les plus soutenues.
Le rôle du pédiatre est central dans le repérage de ces troubles, et dans l’élaboration d’une prise en charge adaptée à l’enfant. Mais cela étant dit ce n’est pas si simple, car beaucoup de jeunes enfants n’ont pas la parole et ce sont les parents qui décrivent (ou non) ses troubles. L’observation clinique est ici le principal repère pour le pédiatre et constater si l’enfant se développe bien, s’il manifeste ou non des réactions d’anxiété en cours d’examen et surtout de porter attention à la qualité des liens d’attachement au(x) parent(s). Autrement dit l’évaluation se fait également à partir de l’attention portée au niveau d’anxiété des parents. Certains l’expriment directement, d’autres peuvent en avoir honte, se sentir coupables et donc ne rien en dire. Enfin, certains parents sont dans un déni total de leur propre anxiété, ils expliquent en en étant convaincus ne pas être anxieux alors que beaucoup d’éléments cliniques et/ou de facteurs de vie qu’ils rapportent témoignent du contraire.
Parler à une personne en souffrance psychique nécessite une délicatesse relationnelle particulière pour qu’un lien de confiance puisse s’établir et surtout se maintenir. Il suffit certaines fois d’un mot, d’une attitude, d’une re marque du pédiatre pour que le parent ou l’enfant se sentent incompris. La prise en charge de ce public nous amène à recommander de ne pas aborder de façon trop « frontale » la situation, mais d’utiliser l’empathie transitionnelle (Romano, 2018) : à savoir une technique relationnelle consistant à être un traducteur de sens de ce qui est exprimé par l’enfant (ou son parent). Face à un enfant qui présenterait des troubles anxieux, le pédiatre peut restaurer un sentiment d’appartenance en parlant d’autres enfants et utiliser en leviers réflexifs ses propres ressentis. Par exemple, au lieu d’aller directement au diagnostic « ce sont des troubles liés à une anxiété », il pourrait dire : « quand je2 te vois comme cela (en décrivant factuellement ce qu’il constate), je pense à d’autres enfants qui vivent des choses comme toi, et je me dis que, peut-être, cette situation t’inquiète et que c’est pour cela que tu as du mal à dormir/des boutons/peur de rester seul/passes des heures derrière ton écran, etc. » Si l’enfant n’est pas en âge de parler, le fait de s’adresser à lui tout en regardant aussi le(s) parent(s) permet de l’inscrire dans la relation. Même s’il ne comprend pas les mots, il perçoit l’attention qui lui est portée. Si l’enfant est en âge de parler, le pédiatre peut lui demander ce qu’il en pense, s’il y a d’autres choses « embêtantes »3. Cette formulation invite l’enfant à parler de lui, de ce qu’il ressent dans son corps, dans son cœur, dans sa tête. Il ne se sent pas stigmatiser car il comprend que d’autres enfants peuvent vivre des choses similaires. Le pédiatre peut utiliser des supports à la parole de l’enfant4 (utiles à tous les âges) pour permettre de comprendre d’où viennent ses troubles, les apprivoiser, et peu à peu ne plus les subir.
Conclusion
Notre société vit donc une période particulièrement délicate, mais il est bon de rappeler que l’histoire de l’humanité est jalonnée de crises qui ont elles-mêmes contribué à son évolution. La situation actuelle nous semble différente, car l’enfance est devenue une période source de préoccupations pour les adultes et, même si le chemin reste long, de nombreux progrès ont été réalisés ; de plus la pyramide des âges a évolué et les durées de vie plus longues nous amènent à faire face inévitablement à plus d’expériences, voire plus d’épreuves. Enfin, les médias ont bouleversé notre rapport au temps, à l’autre, avec le franchissement de limites si importantes pour le psychisme comme celles du respect de l’intimité, de l’empathie et de l’altérité.
Un tel contexte sociétal est déjà lourd de conséquences, mais s’y sont rajoutées des crises récentes (pandémie, guerre en Ukraine, enjeux écologiques) qui ont insécurisé les adultes, mais surtout les enfants. Les publications récentes témoignent de l’incidence de tous ces événements sur le développement des plus jeunes, en particulier sur l’épidémiologie des troubles anxieux. Reconnaître la blessure psychique invisible qu’ils peuvent entraîner est indispensable, car ils peuvent non seulement conduire à des troubles immédiats, mais aussi induire des manifestations pathologiques des mois, voire des années plus tard. Chaque intervenant auprès de l’enfant a ici une place essentielle (Romano, 2015 ; 2018). Le pédiatre qui suit l’enfant souvent sur plusieurs années est un interlocuteur privilégié pour son patient comme pour son(ses) parent(s). Savoir les repérer, apprendre à réassurer chacun est sans aucun doute indispensable pour que les enfants puissent se construire dans un lien de confiance en l’adulte et croire en un devenir possible et en la vie.
Notes :
1 Le terme « éco-anxiété » n’est pas directement mentionné dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux-DSM-V de l’American Psychiatric Association. Mais l’APA l’évoque dans un rapport publié en mars 2017 et la définit comme une « peur chronique d’un désastre (doom) environnemental ».
2 Le « je » est très important, car il crée une intersubjectivité entre le pédiatre et l’enfant (ou le parent). Il n’impose pas un avis, mais propose ce qui est fort différent et important face à une personne anxieuse et insécurisée qui se sent souvent incomprise.
3 Le terme « embêtant » est fréquemment utilisé par les enfants qui vivent des choses désagréables, mais qu’ils ne savent pas décrire.
4 Émoticônes, images représentant des émotions, schéma du corps où l’enfant peut montrer là où il a mal, calendrier pour se repérer dans le temps sur les périodes où ça ne va pas et celles où ça va mieux, etc.
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