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Psycho-social

Publié le 25 nov 2009Lecture 13 min

Négations de grossesse : comprendre l'inimaginable

Dr B. BAYLE, Praticien Hospitalier, Psychiatre des hôpitaux, Chartres.

Les négations de grossesse déroutent. Il paraît inimaginable qu'une femme enceinte ne se rende pas compte de son état ou ne sache pas en parler. Pourtant de telles situations existent. Il faut savoir les identifier. Ces négations de grossesse témoignent d’une pathologie de la gestation psychique, qui entrave la perception des modifications corporelles de la grossesse et de la présence de l’enfant en gestation.

 
Par définition, les négations de grossesses concernent des femmes enceintes qui ignorent leur gestation au-delà de 20 ou 21 semaines de grossesse. La grossesse se poursuit « à ventre plat », abusant l’entourage à l’insu même de la patiente, parfois jusqu’au terme de l’accouchement. Le bébé se loge en effet autrement, remontant vers la partie postérieure de l'abdomen. Ce phénomène n’est pas rare. Les études épidémiologiques convergent : 1 cas sur 450 ou 500 naissances pour l’ensemble des dénis (total et partiel) ; 1/2 500 naissances pour les dénis complets révélés à l’accouchement. Dans un certain nombre de ces situations de déni total, l’enfant trouvera la mort, soit de façon accidentelle, soit au cours d’un néonaticide perpétré immédiatement après l’accouchement par la mère. La fréquence de ces morts serait d’environ 1/8 000 naissances [1,2].   Sur le plan clinique Les trois exemples qui suivent illustrent différentes situations cliniques de négation de grossesse : déni, dénégation et dissimulation. Le déni  Une femme éprouve soudainement de violentes douleurs abdominales, qu'elle attribue à la mauvaise digestion d'un aliment. Quelques minutes plus tard, elle accouche d'un enfant à son domicile. À aucun moment, elle ne s’était aperçue de son état de grossesse. Cet exemple illustre un cas de déni de grossesse. Parfois, dans un mouvement de confusion et d'irréalité, la femme supprime son enfant. On parle alors de néonaticide. La dénégation ou déni partiel Il existe également d’autres formes de négations de grossesse. Par exemple, une jeune femme s’aperçoit de l’arrêt de ses règles, mais attribue ce changement à un retard de son cycle menstruel. Elle reconnaît avoir meilleur appétit et prendre du poids, mais ce surpoids correspond dans son esprit à ses variations pondérales habituelles. Un jour, elle ressent des douleurs au ventre et consulte son médecin par crainte d’une appendicite. Le médecin lui-même se laisse abuser et l’échographie prescrite pour douleur abdominale découvre une grossesse de cinq mois. Cette vignette illustre ce que certains auteurs désignent sous le terme de dénégation de grossesse ; d’autres praticiens emploient le terme de « déni partiel » de grossesse par opposition au « déni total » évoqué auparavant. La dissimulation Ailleurs, une étudiante reconnaît son état de grossesse, mais se trouve dans l’incapacité de le dire à son entourage ; elle dissimule activement la grossesse, accouche dans le secret et confie son enfant à l’adoption. Nous parlerons dans ce dernier exemple d’une dissimulation de grossesse. Si le processus est d’apparence volontaire, certains aspects semblent échapper nettement à la conscience. Au total, « la négation de grossesse désigne le large éventail de manifestations caractérisant le refus ou l'incapacité de la femme enceinte à reconnaître son état » [1]. Ces négations de grossesse constituent un véritable enjeu pour la santé de la femme et de l’enfant.   La gestation psychique en question Les négations de grossesse ne sont pas un symptôme facile à comprendre. Elles mettent à l’épreuve la gestation « psychique », qui se met en route sur le mode pathologique de la négation. Cela suppose un mécanisme actif, inconscient, qui gomme la perception des modifications corporelles liées à la grossesse, nie la présence de l’enfant à naître et la réalité de sa venue au monde. L’attente d’un enfant provoque un véritable raz de marée émotionnel, et de nombreux psychanalystes ont décrit cette hypersensibilité particulière de la grossesse, « presqu’une maladie » [3]. Ce bouleversement psychique a souvent été interprété dans une perspective finaliste : il prépare la femme à s’occuper de son enfant. Mais cette réalité ne doit pas faire oublier la greffe de l’être en gestation dans l’espace psychocorporel de la femme enceinte. Les remaniements psychiques de la grossesse Pour P.-Cl. Racamier [4], la relation d’objet est modifiée au cours de la grossesse ordinaire. La femme enceinte établit un rapport au monde et à autrui plus indifférencié. Ce remaniement correspond à la nidification psychique [5]. L’être en gestation impose à la femme enceinte une situation proche de la folie : être soi et autrui ! Le déni de grossesse passe par une nidification psychique inhabituelle. Pour illustrer cela de façon imagée, on peut considérer qu’au cours d’une grossesse ordinaire, c’est un peu comme si le psychisme se disait à lui-même : « je ne sais vraiment plus qui est moi et qui est toi, qui est lui » (indifférenciation soi-autrui) ; tandis que dans le déni de grossesse, le psychisme se dirait plutôt : « ah non, ici, il n’y a que moi et personne d’autre, un point c’est tout ! » (négation de la présence d’autrui à l’intérieur de soi). Les représentations maternelles pendant la grossesse Peu à peu, une activité de représentation mentale à la fois nouvelle et spécifique se développe au cours de la grossesse normale. La femme construit une image différenciée de son enfant, elle lui attribue progressivement un tempérament, des qualités héritées des différents membres de la famille. Parallèlement, elle anticipe la façon dont elle va être mère, en s'identifiant ou en se différenciant de sa propre mère et en imaginant également la relation qui l’unira à son enfant [6]. Ces deux sortes de représentations, autour de l’enfant à naître et du rôle maternel, contribuent à forger un espace interne de relation avec l'enfant. Un véritable espace maternel de gestation psychique se construit, qui dessine les contours de la relation à venir entre la mère et l’enfant. Dans le cadre des négations de grossesse, cet espace de pensées ne parvient pas à se constituer. Cette difficulté peut être à l’origine d’un trouble de la relation mère-enfant. Par exemple, j’ai reçu en hospitalisation un adolescent dont la mère avait présenté un déni total de grossesse. Cette femme avait beaucoup de mal à se représenter le lien affectif à son enfant. Elle ne lui donnait pas certaines nouvelles importantes et son enfant s’inquiétait de ce fait, sans qu’elle puisse comprendre qu’elle aurait pu faire autrement. Ainsi, les négations de grossesse représentent un enjeu pour la relation mère-bébé. Cela ne signifie guère que cette relation est prédéterminée une fois pour toute. Après l’accouchement, certaines femmes se sentent en grande difficulté pour accueillir leur enfant ; d’autres l’accueilleront volontiers, au risque d’éprouver cependant de la culpabilité.   Une causalité unique ou multiple ? Il faut souligner la diversité des situations au cours desquelles ces négations sont rencontrées. Une forte proportion de femmes enceintes schizophrènes présentent un déni de grossesse [7]. D’autres nient leur grossesse après avoir subi une violence sexuelle dont l’enfant est le fruit [8]. D’autres encore, la majorité, semble-t-il, ne présentent guère de pathologie psychiatrique, et n’ont pas subi pour autant un traumatisme psychique. Les négations de grossesse relèvent-elles pour autant d’un mécanisme unique ? Pour C. Bonnet, par exemple, il n’existerait qu’une seule cause. Elle pense que les négations de grossesses résultent de « la formation d’impulsions infanticides », c’est-à-dire d’une envie de tuer son bébé dont la femme se protège par le déni de sa gestation [7]. Une telle affirmation paraît dangereuse. Les négations de grossesse paraissent plutôt résulter de « mécanismes » psychiques divers.   Percevoir les transformations de son corps La grossesse suppose la perception par la femme des transformations de son corps et de la présence d’un autre corps à l’intérieur de son ventre. Tout cela renvoie à la construction de sa propre image corporelle et à la question du rapport de la femme à son propre corps. Dans les négations, le corps semble peu investi. Un collaborateur du Pr Brezinka (obstétricien autrichien qui a fait connaître le déni de grossesse et fait figure de pionnier) [10] note la proportion importante de femmes ayant eu un trouble du comportement alimentaire à l’adolescence parmi les cas de déni qu’il a rencontré. D’autres auteurs ne manquent pas de rappeler qu’une forme non psychotique de déni se rencontre fréquemment en médecine, lorsque certains malades dénient une maladie grave, comme un cancer. Enfin, faut-il penser qu'il existe également une participation somatique au phénomène ? Certaines femmes ont par exemple des accouchements quasi indolores, ce qui renvoie peut-être à l’existence de seuils perceptifs différents.   L’impossibilité d’énoncer sa grossesse à autrui Certaines femmes présentent aussi des blocages, qui les empêchent d’énoncer leur grossesse à leur entourage, et cette impossibilité d’énonciation de la grossesse à autrui a un impact sur la façon de montrer physiquement la grossesse. Citons dans ce cadre l’exemple d’une femme. Sa mère l’avait menacée de « couper les ponts » si elle attendait un deuxième enfant. Ce fut le cas, et la femme fit une interruption de grossesse dont elle eut énormément de remords. Elle fut enceinte à nouveau et décida cette fois de garder l’enfant, au risque d’être rejetée. Consciente de sa grossesse, ne cherchant pas pour autant à la dissimuler, elle ne parvenait pas à annoncer la nouvelle. Le gynécologue lui conseilla de remettre à sa mère l’échographie de sa future petite-fille, ce qu’elle fit par l’intermédiaire de son fils aîné. Curieusement, cette femme, qui avait une grossesse peu proéminente, quasiment à ventre plat comme dans les négations de grossesse, vit son ventre s’arrondir lorsque sa mère su son état.   Un désir d’enfant ambigu Pour de nombreux auteurs, la négation de grossesse témoigne d’une ambivalence, voire d’une hostilité à l’égard de l’enfant. De façon schématique, la femme nierait la grossesse parce qu’elle n’en veut pas. En réalité, si on en croit le discours spontané des femmes ayant vécu une négation de grossesse, deux sortes de situations, diamétralement opposées, semblent pouvoir être distinguées. Certaines femmes expriment spontanément un rejet de l’enfant, parfois violent, allant jusqu’à demander qu’on leur « enlève cela ». C’est le cas par exemple de grossesses déniées après viol [9], mais pas seulement. Pour d’autres femmes, chez certains couples, l’enfant paraît au contraire attendu. Des dénis de grossesses surviennent par exemple chez des femmes qui se croyaient stériles et souhaitaient la venue d’un enfant. Ailleurs, la négation paraît avoir une valeur protectrice pour l’enfant, comme si celui-ci se trouvait menacé par l’environnement, et qu’il fallait à tout prix le sauvegarder, ou bien s’épargner de la douleur de mettre fin à ses jours. Un peu comme si la femme se disait en elle-même : « c’est trop insupportable de supprimer cet enfant… Je ne peux pas recommencer cela… Je préfère faire comme s’il n’existait pas… » L’enfant inconcevable En réalité, nous devons nous interroger sur les véritables enjeux de ces difficultés à accueillir l’enfant. Ce n’est pas toujours l’enfant lui-même qui fait l’objet d’un refus, mais parfois, c’est davantage les représentations insupportables que l’enfant à naître suscite chez la femme, qui la pousse à en souhaiter l’élimination, afin de faire cesser ces représentations. Cela s’observe notamment dans le cadre de conceptions après traumatisme sexuel, où la venue de l’enfant peut faire émerger des représentations extrêmement douloureuses, par exemple l’impression d’avoir un monstre en soi (à l’image de l’agresseur) [9]. Il en va probablement de même dans certains cas de conceptions après adultère, mais aussi dans des situations plus banales, lorsque pour des raisons psychologiques, l’enfant suscite chez la mère des représentations insupportables, par exemple incestueuses (dans le cadre d’un complexe d’Œdipe assumé névrotiquement). L’axe conjugalité – sexualité – procréation Enfin, certaines femmes sont maltraitées au moment clé où elles accèdent à la conjugalité, à la sexualité et à la procréation. Les parents nient la réalité affective de leur fille parvenue à l’aube de l’âge adulte. Ils nient sa capacité à rencontrer un garçon, à avoir un lien affectif avec lui, à l’aimer et à attendre un jour de lui un enfant. Ainsi, Denise a eu trois grossesses déniées, dont la première s’est achevée par la mort accidentelle du bébé dans la cuvette des toilettes. Longtemps auparavant, vers l'âge de 16 ans, elle avait été enceinte d'un homme qu'elle aimait et qui voulait se marier avec elle. Sachant sa fille enceinte, la mère de Denise lui a imposé d’avorter contre son grès, la maltraitant également. Mais l’affaire n’en est pas restée là ! Le père furieux voulait attraper le garçon pour lui taper dessus. Très en colère, il l’a coursé sur la route. L’ami conduisait une mobylette et s’est alors tué.   Une prise en charge complexe Les mécanismes psychiques qui concourent aux négations de grossesses sont loin d’être élucidés, mais nous voyons s’offrir diverses pistes à explorer, telles que le rapport au corps, l’énonciation de la grossesse à autrui, le désir d’enfant, les représentations liées à un enfant inconcevable, ou encore un traumatisme sur l’axe conjugalité-sexualité-procréation. Quelles que soient les étiologies, il convient de reconnaître l’architecture complexe de la gestation psychique. Lors d’une négation de grossesse, cette architecture ne se met pas en place selon les modalités ordinaires. Les enjeux en sont multiples et aboutissent au gommage des transformations habituelles du corps et au déni de la présence de l’enfant à naître. Il importe alors de tenir compte de cette manière particulière, involontaire, qu’a la femme d’entrer en relation avec son enfant. Bien des mères semblent parvenir à rétablir une relation de qualité avec leur enfant, mais d’autres seront en difficulté. Un meilleur accompagnement de ces grossesses lorsque cela est possible (déni partiel), ou de l'après-naissance (déni total), représente ainsi une priorité.  

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