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Psycho-social

Publié le 06 jan 2010Lecture 13 min

Apprendre à lire : en finir avec les faux semblants

A. BENTOLILA, Université Paris V, Paris

Un domaine aussi sensible que celui de l’apprentissage de la lecture, qui touche l’enfant et la maîtrise de la langue, et donc le coeur même de la culture d’un pays, n’a pas échappé aux phénomènes de modes. Aujourd’hui, on fait le constat qu’environ 11 % de jeunes quittant le cursus scolaire présentent des difficultés importantes en lecture (et plus encore en écriture), et 1 % sont totalement incapables de lire. Qui est le coupable de cette catastrophe ? Dire que la méthode globale a mis en pièce la lecture et que la méthode syllabique la sauvera serait peut-être trop facile. Nous avons demandé au Pr Alain Bentolila, professeur de linguistique et fondateur en 1991 du réseau des Observatoires de la lecture, de nous éclairer sur cette épineuses question.  

 
Plaisir d’apprendre et plaisir de savoir Dans un monde où la recherche forcenée d’un plaisir vite consommé est devenue un principe de vie ; dans un monde où le droit à « l’euphorie perpétuelle »* fait quasiment partie du catalogue des avantages acquis, pourquoi donc l’école en particulier et l’apprentissage en général échapperaient à cette tendance majeure ? Apparent paradoxe ! À mesure que l’échec scolaire se faisait plus évident, s’est installée l’idée que le plaisir devait être consubstantiel de toute démarche d’apprentissage. Cette consubstantialité a été présentée comme la meilleure garantie du succès des apprentissages. À l’opposé, l’obscur labeur a été dénoncé comme responsable de l’échec scolaire et de la désaffection des élèves. L’idée d’apprendre sans souffrir exagérément et sans s’ennuyer prodigieusement n’est certes pas sans intérêt, mais faire du plaisir la condition sine qua non de toute démarche d’apprentissage me paraît au moins exagérée et parfois dangereuse. On constate en effet que l’affirmation du primat du plaisir a produit au cours de ces trente dernières années des effets extrêmement pervers et a induit des pratiques pédagogiques qui, loin de lutter contre l’échec scolaire, ont eu plutôt tendance à l’aggraver.   Identifier n’est pas supputer Considérons ce qu’a occasionné l’obsession pédagogique du plaisir dans le domaine de l’apprentissage de la lecture et voyons comment on a confondu le plaisir de lire avec le plaisir d’apprendre à lire. Pour « faire plaisir » à un enfant, on fait semblant de croire — et on lui fait croire — qu’il sait lire alors qu’il en est encore incapable. Ce n’est pas parce qu’il suit les lignes avec son doigt en manifestant une apparente attention aux mots de son texte qu’il le lit. Non ! Il le connaît simplement par coeur ; et si un mot changeait, il ne s’en apercevrait vraisemblablement pas. Lire, faut-il le préciser, c’est être capable d’identifier et de comprendre un mot que l’on n’a jamais rencontré auparavant ; et cette capacité exige que l’on ait maîtrisé avec patience et parfois difficulté les mécanismes qui permettent au code écrit de fonctionner. Rien n’est plus dangereux que de faire croire à un enfant qu’il sait lire alors qu’il ne possède aucune autonomie de lecture. Il faut au contraire qu’il accepte le fait que le plaisir de lire est au bout du chemin d’un apprentissage qui sera parfois aride, parfois répétitif, mais qui lui donnera le pouvoir de conquérir tout seul le sens d’un texte. Rien n’est plus dangereux que de faire croire prématurément à un enfant qu’il sait lire. Pendant ces trente dernières années, certains ont tenté de faire croire aux instituteurs du cours préparatoire que le grand ennemi de la lecture était le déchiffrage : c’était, disait-on, parce que l’on obligeait ces malheureux élèves à établir des liens entre les lettres qu’ils découvraient et les sons qui leur correspondaient que certains en restaient au stade de l’ânonnement besogneux privé de sens. En bref, c’est parce que l’on différait le plaisir de comprendre tout de suite en les obligeant à dominer d’abord les mécanismes de la lecture que l’on en faisait de futurs illettrés. Cette supercherie s’énonçait sur le plan idéologique de la façon suivante : « si les enfants de bourgeois comprennent alors que les fils d’ouvriers ânonnent, c’est parce que l’école, dans sa volonté têtue de reproduction sociale, forme les seconds au déchiffrement privé de sens ». Cette affirmation a conduit à faire de la maîtrise des mécanismes du code écrit l’ennemi juré de la « lecture intelligente ». Dénoncée aujourd’hui par l’immense majorité des recherches sérieuses, cette croisade de trente années a eu des résultats catastrophiques sur les performances des élèves en France. La croisade de trente années d’anti-déchiffrement a eu des résultats catastrophiques sur les performances des élèves en France. L’autonomie de lecture Lors de l’apprentissage de la lecture, apprendre à associer les lettres ou groupes de lettres aux sons qui leur correspondent dans la langue orale constitue un savoir-faire nécessaire car c’est ce qui permet à un enfant de pouvoir identifier un mot qu’il n’a encore jamais lu. À 6 ans, quand il arrive au cours préparatoire, un enfant possède dans sa tête un répertoire de quelque 2 000 mots oraux. Cela lui permet, lorsque vous lui parlez, de reconnaître le « bruit d’un mot » et d’en comprendre le sens en interrogeant ce petit dictionnaire mental. La connaissance des correspondances entre lettres et sons va lui permettre de se servir de ce même dictionnaire de mots oraux lorsqu’on lui aura appris à traduire en sons ce qu’il aura découvert en lettres. Il faut savoir que, dans tout texte français écrit, un lecteur peut établir, sans risque de se tromper, les relations de 85 % des lettres avec les sons qui leur correspondent respectivement, pour peu que l’on ait pris la peine de lui apprendre à maîtriser ces relations. Faudrait-il préférer le plaisir immédiat d’une parodie de lecture et priver un enfant de la maîtrise d’un instrument de véritable autonomie ? Prenons un exemple : un enfant n’a encore jamais lu le mot « oranger », mais il a appris, parce qu’on le lui a enseigné, que chacune des lettres ou groupe de lettres correspondent respectivement à un son de la langue, et ce dans un ordre et une combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, construire le signifiant phonique du mot non pas pour « faire le bon bruit » correspondant à la combinaison graphique, mais parce ce que ce bruit reconstitué représente pour lui la clé d’accès au sens. En effet, en découvrant sous les sept lettres d’ « oranger » les cinq sons /o.r.ã.j.é/ dans leur arrangement syllabique, il va pouvoir interroger son « dictionnaire mental » afin d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes, le « bruit du mot » ainsi reconstitué, lui permet de s’adresser à ce dictionnaire mental, qui est celui qui lui permet de comprendre les discours oraux, en lui demandant : « y a-t-il un abonné au numéro que je demande ? », et ce dictionnaire lui livrera le sens du mot écrit qu’il vient de découvrir, sans qu’aucun adulte n’intervienne. On comprend alors l’importance décisive de la quantité et de la qualité du vocabulaire qu’un enfant possède avant qu’il apprenne à lire. Si, comme c’est le cas pour certains qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’une médiation à la fois bienveillante et exigeante, l’enfant ne possède qu’un nombre très restreint de mots souvent peu précis, alors son dictionnaire mental lui répondra le plus souvent : « il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé ». Et à force de ne pas recevoir de réponse à sa question, l’enfant risque d’en déduire « qu’il n’y a jamais d’abonné », c’est-à-dire qu’il n’y a aucun sens derrière le bruit qu’il a construit. Ce n’est donc pas le fait de déchiffrer qui est responsable d’une lecture dépourvue d’accès au sens, mais c’est le déficit du vocabulaire oral qui empêche l’enfant d’accéder au sens des mots écrits. Travail patient et obstiné pour enrichir le vocabulaire des enfants et notamment les moins favorisés ; manipulation précise des mécanismes de la lecture pour en percer les secrets ; c’est dans le labeur que se gagne la bataille de la lecture et non dans une approche idéovisuelle qui, sous prétexte de facilité, conduira bien des élèves à une impasse. L’accès au sens dépend essentiellement du dictionnaire oral mental de l’enfant.   Le principe syntaxique L’enfant qui arrive au CP comprend les phrases, c’est-à-dire en identifie les mots ET les assemble selon des règles précises pour fabriquer un sens global. Cette compétence syntaxique implicitement à l’oeuvre à l’oral va-t-elle « naturellement » se mobiliser pour concevoir le sens global de la phrase. C’est là une question importante, car la réponse que l’on va proposer induit deux conceptions bien différentes de l’enseignement de la lecture. Une première conception plus restrictive affirmera que la seule chose qui distingue l’acte de lecture de l’acte de compréhension de messages oraux, c’est que l’identification des mots écrits implique une découverte progressive des relations grapho-phonologiques et du système orthographique. Une fois maîtrisée l’identification des mots, la maîtrise du langage fait le reste : la découverte de l’organisation de la phrase et de la cohérence du texte écrit découlerait naturellement (avec quelques ajustements) des capacités déjà acquises à l’oral. L’enseignement de la lecture aurait ainsi pour priorité quasi unique de conduire l’enfant à une identification précise et rapide des mots écrits, puis de le mettre à lire en comptant sur ses compétences linguistiques générales. La seconde conception est plus large et plus riche de promesses. Elle ne remet pas en cause l’importance essentielle de l’enseignement visant à l’automatisation de l’identification des mots ; mais elle interroge la capacité de tous les apprentis-lecteurs de dépasser d’eux-mêmes la dimension des mots pour construire le sens global d’une phrase en se servant des compétences qu’ils mettent en oeuvre implicitement à l’oral. Il nous paraît prudent de considérer que certains enfants au moins ont besoin qu’on les accompagne dans la découverte des indices et de l’organisation syntaxique d’une phrase écrite. Les observations que nous avons effectuées au mois de février auprès de nombreux élèves de cours préparatoire montrent à l’évidence que pour beaucoup d’entre eux le cadre de la phrase reste flou et que les groupes qui disent « qui fait quoi ? », « où cela se passe ? » et « quand ? » sont très difficiles à identifier. C’est ainsi que certains d’entre eux, capables d’identifier précisément tous les mots d’une phrase, se révélaient incapables de lui donner un sens cohérent. L’écrit, bien plus que l’oral, met en évidence le caractère segmenté du langage. La représentation écrite de la langue permet à l’apprenti-lecteur de prendre avec elle une distance propice à en distinguer les composantes dans leur successivité. Révélant ainsi l’oral dans la successivité de ses segments, l’écrit peut produire — effet pervers — ce que l’on pourrait appeler un « éblouissement segmental » ; éblouissement qui, s’il n’est pas « réfléchi » et tempéré par la conscience révélée de l’organisation syntaxique, risque pour certains enfants de rendre l’acte de lire synonyme d’alignement d’unités à courte vue. L’acte de lire suppose une volonté maîtrisée de se saisir de la successivité des mots pour construire lucidement une expérience globale, cohérente et homogène. Un tel comportement sémiologique nous paraît devoir être assuré par un accompagnement pédagogique soucieux de faire comprendre les enjeux de la syntaxe et d’apprendre à identifier les instruments qu’elle met à la disposition du lecteur. La découverte du principe syntaxique nous paraît ainsi faire partie intégrante de l’apprentissage de la lecture au cycle 2 ; il est le juste complément du principe alphabétique. S’assurer que tous les élèves peuvent mettre en oeuvre ce principe syntaxique de façon lucide et volontaire devrait donc constituer un des objectifs de l’enseignement de la lecture. Cette nécessité s’impose d’autant plus qu’arrivent au CP des élèves dont la langue orale est très différente, notamment dans les structures grammaticales, de celles qu’ils vont découvrir dans leur livre de lecture. L’enfant habitué à entendre des phrases telles que : « Vanessa, mon dessin, elle l’a déchiré », ou « Mon dessin, elle me l’a déchiré, Vanessa », ou « Elle me l’a déchiré, mon dessin, Vanessa », ou encore « Tiphaine, le dessin, Vanessa elle l’a déchiré », sera complètement désarçonné devant des phrases de construction apparemment plus simple telles que : « Vanessa a déchiré le dessin de Tiphaine », ou « Le dessin que Vanessa a déchiré est le mien ». L’écart grandissant entre les constructions grammaticales utilisées à l’oral par les élèves et celles qui organisent les premières phrases soumises à leur lecture exige que, dès le début du cycle 2, on accompagne avec soin le jeune enfant dans la découverte d’une organisation et de règles que l’oral ne lui a parfois pas révélées.   Apprendre à enseigner la lecture La négligence coupable dont on a fait preuve en matière de formation initiale, mais encore plus de formation continue, a conduit à des pratiques approximatives et à des savoirs hétérogènes et insuffisants. Il est regrettable que certains jeunes professeurs des écoles à qui on a inculqué la méfiance du manuel — et ce quelle que soit la méthode utilisée — se jettent à corps perdu dans une accumulation anarchique de photocopies au détriment de toute cohérence et de toute progression maîtrisée. Se pose aujourd’hui, de façon cruciale et urgente, une réforme en profondeur de la formation initiale et continue des professeurs des écoles. Au-delà du juste souci exprimé par les ministres pour que le choix des méthodes de lecture soit aussi pertinent que possible, se pose donc aujourd’hui, de façon cruciale et urgente, une réforme en profondeur de la formation initiale et continue, dont les insuffisances posent cruellement la question du professionnalisme de l’enseignant. Ce qui fait « le bon maître d’école », maître de son savoir et maître de sa pratique, c’est un savant mélange, sans arrêt enrichi de connaissances filtrées par les exigences d’une pratique quotidienne. Si les connaissances ne sont pas actualisées régulièrement, elles se sclérosent et finissent par tarir la créativité pédagogique. Si les pratiques ne sont pas sans cesse interrogées, elles deviennent comme le dit Georges Brassens « une sale manie ». Ajoutons enfin, s’il en est besoin, qu’un haut niveau de maîtrise personnelle de la lecture, de l’écriture et de la parole devraient être considérés comme des qualités indispensables pour que quiconque soit autorisé à enseigner la lecture à des enfants pour beaucoup en insécurité linguistique.

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