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Profession, Société

Publié le 25 sep 2014Lecture 10 min

La scolarité à 2 ans : qu’en penser ?

B. GOLSE, Service de pédopsychiatrie, Hôpital Necker-Enfants malades, Paris

Les quelques lignes qui suivent seront peut-être perçues comme polémiques, mais il me semble que l’enjeu en vaut la peine car l’idée d’une scolarisation précoce peut être considérée, en réalité, comme le triste reflet d’une ambivalence mal élaborée des adultes à l’égard des enfants, si ce n’est à l’égard de l’enfance dans son ensemble.

  Qu’est-ce que la scolarisation précoce ? Bien entendu, il ne s’agit pas d’apprendre à compter au fœtus dans le ventre maternel ! Encore que… Il s’agit de scolariser les enfants, tous les enfants, dès l’âge de 2 ans. La loi le permet dores et déjà en France, mais elle n’est pas appliquée en tant que telle de manière extensive et généralisée, à l’heure actuelle. Jusqu’à maintenant, tout au moins. Cette possibilité revient aujourd’hui au devant de la scène, et c’est là, me semble-t-il, que nous nous devons de soigneusement réfléchir. Le 1er avril 2005, l’Association française de psychiatrie, à l’initiative du Dr Christian Vasseur, avait organisé à l’Assemblée nationale, une journée de réflexion sur cette question de la scolarisation précoce, journée dont le thème était : « La scolarisation précoce, une fausse bonne idée ? », et qui s’était tenue en présence, et avec la participation active, de Mme Claire Brisset, alors défenseure des enfants et du Pr Roger Misès (récemment décédé). Au cours de cette journée, j’ai pu constater à quel point cette problématique s’avérait rapidement passionnelle. Le contenu de cette journée a été publié en 2006 par les éditions Odile Jacob, sous la forme d’un ouvrage collectif co-dirigé par Mme Claire Brisset et moi-même(1). Quoi qu’il en soit, ma position est évidemment celle de la plus grande prudence face à ce dispositif de la scolarisation précoce généralisée des enfants, même si je sais bien que celui-ci peut rendre service dans un certain nombre de situations, particulières. Il ne s’agit pas seulement d’un droit des enfants, mais véritablement d’un droit à l’enfance.   Quelques rappels sur le développement précoce Je ne ferai qu’indiquer ici diverses problématiques développementales, sans les détailler, mais seulement pour faire sentir qu’elles mettent en jeu des processus qui demandent du temps pour s’accomplir dans des conditions satisfaisantes. Il y a en effet des racines aux processus d’apprentissage, et il importe de leur laisser le temps de se mettre en place. La description détaillée de ces processus constitue le contenu de mes trois ouvrages principaux(2-4), et on trouvera dans ceux-ci les références bibliographiques nécessaires à l’éventuel approfondissement de ces notions fondamentales : – la mise en place progressive des différents registres des enveloppes corporelles et psychiques, des liens primitifs et enfin des relations proprement dites ; – l’accès à une intersubjectivité secondairement stabilisée à partir de noyaux d’intersubjectivité primaire donnés d’emblée ; – l’organisation des schémas d’attachement à l’égard de la figure primaire d’attachement ; – la constitution dialectique du couple identité individuelle/identité groupale, avec à ce sujet tous les apports conceptuels issus des travaux de l’Institut Pikler-Loczy à Budapest (M. David et G. Appell). On sent bien que toutes ces instaurations ne sont pas immédiates, qu’elles demandent du temps, et que tant que ce travail développemental initial ne s’est pas fait, il est sans doute trop tôt pour scolariser un enfant qui est encore un bébé.   La scolarisation précoce : une fausse bonne idée ou une vraie mauvaise idée ? Je reprendrai d’abord les arguments que Geneviève Haag et Alain Bentolila avaient développés pour s’opposer fermement à l’idée de la scolarisation à 2 ans, lors d’un débat que l’Association française de psychiatrie avait également organisé sur ce thème à la Cité des sciences et de l’Industrie à la Villette en novembre 2004, avant d’y ajouter mes propres réflexions.   Arguments développementaux présentés par G. Haag La troisième année de vie marque, selon elle, la fin du cycle qui va de la naissance jusqu’à l’acquisition du « je ». Il s’agit d’une période de différenciation et de transformation qui ne peut se faire que dans le contact émotionnel entre le bébé et ses parents ou leurs substituts. La deuxième année permet la mise en jeu du processus d’individuation, tandis que la troisième année (qui voit précisément l’avènement du « je ») se trouve surtout consacrée au processus de personnalisation. Pendant toute cette période, l’enfant pense avec son corps et avec les objets (c’est la période de l’intelligence sensori-motrice, bien décrite par J. Piaget). G. Haag insiste, notamment, sur le fait que les premiers dessins surgissent alors, et ne s’apprennent pas. Elle parle également d’une sorte de révolution copernicienne quant à l’identité de l’enfant, avec le fameux passage du « à moi » au « je », et elle décrit ce qu’elle nomme la « crise des 2,5 ans », marquée par l’agitation, une certaine instabilité avec irritabilité et agressivité vis-àvis des autres enfants, et parfois des retards de propreté et des refus de se déshabiller. C’est seulement après cette crise développementale que l’enfant serait prêt pour l’école, une scolarisation prématurée lui faisant sinon courir des risques d’inhibition et de passivation. G. Haag ajoute enfin que les normes d’encadrement des crèches sont de deux adultes pour 10 à 12 bébés, ce qui n’est évidemment pas le cas de l’école, et que de ce fait les crèches sont beaucoup mieux adaptées pour accompagner de manière structurante cette période particulière du développement de l’enfant.   Arguments linguistiques présentés par A. Bentolila En complet accord avec G. Haag, A. Bentolila reprend au fond les mêmes arguments que celle-ci, mais en les reformulant dans son langage de linguiste. Il ajoute que les unités de formation des maîtres ont totalement laissé tomber la maternelle, et que l’école ne peut donc, dans l’état actuel des choses, en rien prétendre apporter aux plus jeunes les nourritures psychiques dont ils ont besoin. Si une insécurité linguistique s’instaure alors, il peut ensuite en résulter des difficultés d’apprentissage de lecture, et cela quelle que soit la méthode utilisée. Il ne s’agit cependant en rien d’utiliser ce débat sur la scolarisation précoce pour réactiver la nostalgie des mères au foyer, et pour culpabiliser les mères de leur activité professionnelle, qui constitue une évidente conquête de la modernité.   Les enjeux du problème Ce débat sur la scolarisation précoce comporte, à l’évidence, de réels enjeux socio-culturels, dans la mesure où il reflète le fait que le travail des femmes n’est toujours pas profondément intégré par notre société. Même au sein de la théorie de l’attachement, qui a d’ailleurs souvent été utilisée comme moyen de lutter contre le travail des femmes, il y a place pour le conflit intrapsychique (la possibilité d’exploration du monde dépend de la qualité de la base sécure intériorisée par l’enfant). Il importe donc de laisser le temps à l’enfant d’établir correctement sa sécurité interne, tout en sachant que celle-ci dépend d’une fonction adulte adéquate qui peut être assurée par des personnes de remplacement – et pas seulement par la mère – si tant est qu’on leur donne les moyens de travailler avec de petits groupes d’enfants, et dans des conditions d’attention psychique suffisante. Le concept d’enfant « mythique » ou « culturel » développé par S. Lebovici nous montre aujourd’hui que l’enfant est sociologiquement et collectivement perçu, voulu comme se devant d’être de plus en plus vite autonome (ne parle-t-on pas ainsi, assez fréquemment et fût-ce en plaisantant, de la grande section de maternelle sous le terme de « Mat(h) Sup »), ce qui montre à quel point nous anticipons massivement le devenir de l’enfant et les espoirs que nous lui confions ! D’où cette notion de « droit à l’enfance » précédemment évoquée, qui souligne le fait que chaque étape du développement puisse être franchie tranquillement, si l’on souhaite que les étapes ultérieures se déroulent correctement. Il existe aussi un paradoxe actuel : plus une société est agitée, moins elle supporte l’hyperactivité de ses enfants, mais plus elle secrète les conditions d’émergence de celleci, la scolarisation précoce généralisée me semblant, précisément, faire partie des facteurs de risque à ce propos. L’idéal serait sans doute de pouvoir s’accorder une certaine liberté de choix selon les enfants (certains sont prêts à 2 ans, d’autres ne le sont pas), mais ceci suppose que l’école se donne véritablement les moyens d’accueillir les enfants les plus jeunes (avec la question difficile de la qualité de la professionnalisation des soins). Bien entendu, je n’ignore pas que dans certains cas, et notamment dans des zones d’éducation prioritaire (ZEP), mettre un enfant de 2 ans à l’école représente peutêtre la moins mauvaise des solutions actuelles. Le nier serait sans doute irresponsable. Pour autant, si c’est peut-être, parfois, la moins mauvaise des solutions disponibles temporairement, ce ne peut pas être un but en soi, comme voudrait en quel que sorte l’établir l’idée d’une scolarisation précoce généralisée. Si cette mesure s’avère localement et ponctuellement nécessaire, n’en faisons pas un faux idéal qui risquerait de nous faire faire, alors, l’économie d’une réflexion urgente et nécessaire pour jeter les bases d’une véritable politique de santé et d’éducation. Nous nous devons d’offrir aux plus jeunes des lieux d’accueil authentiquement conçus en fonction de leurs besoins, et aux enfants à partir de 3 ans, des maternelles réellement dignes de ce nom.   Conclusion   Tous les débats, même les plus intéressants peuvent, on ne le sait que trop, s’enliser dans le clivage. S’opposer à la scolarisation précoce n’a en rien valeur d’attaque contre les maternelles. Ce n’est pas parce que les maternelles sont insuffisantes que nous nous opposons à la scolarisation précoce, mais parce que la scolarisation précoce néglige les besoins fondamentaux du développement précoce. Pourquoi ne pas vouloir le mieux à 2 ans et à 3 ans, c’est-à-dire des structures d’accueil de qualité jusqu’à 3 ans pour la petite enfance, et ensuite des maternelles de qualité au-delà de 3 ans ? Nous ne disposons pas de critères scientifiques capables de fixer un âge seuil limite d’entrée à l’école qui soit valable pour tous les enfants. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est qu’à 2 ans, la plupart des enfants ont besoin d’autre chose que de l’école (soit de lieux d’accueil vraiment pensés en fonction des connaissances actuelles sur le développement psycho-affectif des bébés), et que la plupart des enfants ont besoin de la maternelle à partir de 3 ans (or, ils ne trouvent pas encore suffisamment de maternelles de qualité). Les deux combats doivent donc, désormais, impérativement être couplés.

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