Profession, Société
Publié le 07 sep 2015Lecture 13 min
Le pédiatre et les écrans
S. TISSERON, psychiatre, docteur en psychologie, chercheur associé HDR à l’université Paris VII Diderot
Il n’est pas rare que les pédiatres soient pris à témoins par un parent des performances « étonnantes » de leur très jeune enfant sur une tablette ou un smartphone, ou qu'ils assistent au spectacle d'un enfant jouant tout au long de l'entretien avec le téléphone de sa maman comme si l'objet lui appartenait. Quant aux demandes de conseils de la part de parents désemparés sur la conduite de leur adolescent, inutile d'insister tant elles sont quotidiennes. Comment y réagir ? Serge Tisseron présente dans cet article une analyse critique des comportements face aux différents écrans et indique des règles de conduites à proposer aux familles et aux enfants. l faut avoir à l’esprit l’importance croissante des publications scientifiques qui attirent l’attention sur les dangers des écrans. Si les scientifiques ont fait la liste des effets nocifs des diverses formes d’écran, le pédiatre est, lui, confronté à une autre situation : le dialogue dans lequel il est engagé avec les parents lui impose non seulement de leur signaler les dangers des écrans, mais aussi de leur donner des repères, qui leur permettront d’établir avec leur progéniture une relation de confiance et de partage assurant une meilleure gestion des écrans en famille.
Les écrans ne sont pas une drogue toxique, même si certains usages s’apparentent à des comportements de dépendance dangereux. Ce sont d’abord des espaces de signification, de rencontre et de création, dont il importe de valoriser les bons usages autant que de condamner les utilisations nuisibles. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé en 2008 quelques conseils regroupés sous l’intitulé des « balises 3-6-9-12 »(1). Pourquoi ces quatre chiffres ? Parce qu’ils correspondent à quatre moments clés dans le développement de l’enfant : – 3 ans, c’est l’âge possible de l’entrée en maternelle ; – 6 ans, celui de l’entrée en CP ; – 9 ans, l’âge où l’enfant maîtrise la lecture et l’écriture, ou tout au moins faut-il l’espérer ; – et 12 ans, celui où il s’engage dans le processus d’adolescence marqué par un éloignement croissant de ses parents. Nous avons été guidé dans la création de ces quatre repères par un problème que les pédiatres connaissent bien : alors que la question des écrans à l’adolescence est largement dramatisée à la fois dans les médias et par les parents, les dangers de la consommation d’écrans chez les tout-petits sont largement sous-estimés. Dans ce domaine, le pédiatre qui ne pose pas de question n’a pas d’information, et il lui faut donc appendre à en poser. Pas de télévision avant 3 ans, avec discernement après Le temps passé par les bébés devant la télé, y compris devant les programmes soit disant conçus pour eux, les éloigne de la seule activité vraiment utile à leur âge(2) : interagir spontanément avec leur environnement grâce à leurs cinq sens. Jouer, toucher, manipuler les objets et se familiariser avec l’espace en trois dimensions, tout cela est fondamental pour leur développement. L’enfant à cet âge a besoin de se percevoir comme acteur. Si certains parents assurent calmer leur bébé en le plaçant devant la télévision, c’est hélas au prix d’une agitation encore plus grande lorsqu’on arrête, sauf à attendre que l’enfant finisse par s’endormir devant. La télévision crée chez l’enfant un mélange de stimulations excessives et d’attentes angoissées d’un dénouement. Les conséquences de cette fascination sont aujourd’hui bien connues. Dès 1999, des travaux ont attiré l’attention sur le fait que la télévision retarde le langage(3), réduit la capacité d’attention et favorise le surpoids les années suivantes(4). À tel point qu’en 2006, j’ai lancé une pétition et une campagne sur le thème « Pas de télé avant 3 ans ». Depuis de nouvelles études ont confirmé les inquiétudes. Chaque heure de plus passée devant un téléviseur dans la petite enfance se traduit à l’âge de 10 ans par des pertes alarmantes(5) : – une diminution de 9 % de l’activité physique générale ; – une augmentation de 10 % du grignotage et de 5 % de l’indice de masse corporelle (IMC) ; – une diminution de 7 % de l’intérêt en classe et de 6 % des habiletés mathématiques ; – et enfin une augmentation de 10 % du risque d’être constitué en victime ou en « bouc émissaire » par les camarades de classe. Les auteurs de cette étude concluent que les bébés les plus exposés à la télévision deviennent des enfants moins autonomes, moins persévérants, moins habiles socialement et portés à être des spectateurs plus que des acteurs du monde. Ces dangers sont également démontrés pour l’enfant qui joue dans une pièce où la télévision est allumée sans qu’il la regarde(6). Quant aux nouveaux écrans, tablettes et smartphones, il est conseillé dans l’avis de l’Académie des sciences paru en 2013, d’en limiter l’usage à des durées courtes, en complément des activités traditionnelles et toujours en usage accompagné, sans autre objectif qu’un moment ludique partagé(7). Cela afin d’éviter que l’enfant ne demande la tablette ou le smartphone parce qu’il a compris que c’est la meilleure façon d’intéresser son parent. Enfin, dès que l’écran est introduit, il est important que les parents prennent l’habitude de nommer les temps d’écran de l’enfant, en amont (par exemple : « Tu as droit à une demi-heure d’écran ») et en aval (« Ça y est, tu as regardé ta demi-heure »), afin que la pratique d’écrans soit associée à l’idée que l’on se fixe une durée d’écran avant de l’allumer. Pour la même raison, et quel que soit l’âge, il est toujours préférable de mettre l’enfant devant un DVD que devant la télévision. Pas de console de jeux personnelle avant 6 ans Entre 3 et 6 ans, les ordinateurs et consoles de jeux peuvent être un support occasionnel de jeu en famille, voire d’apprentissages accompagnés, mais à cet âge jouer seul sur une console personnelle devient rapidement compulsif. L’enfant a besoin de développer son imagination en créant de ses propres mains, notamment par le dessin, le modelage et le jeu avec d’autres. La pratique d’une console de jeux ou d’une tablette personnelle n’apporte rien à cet âge et défavorise le développement de la motricité fine et de la créativité. En outre, les jeux numériques ont un très fort pouvoir attractif. Aussitôt qu’ils sont introduits dans la vie de l’enfant, ils risquent d’accaparer toute son attention, et cela se fait évidemment aux dépens de ses diverses activités d’apprentissages. Le pédiatre doit être attentif à l’organisation d’une alternance dans les diverses activités pratiquées par l’enfant. Il peut aussi, dès cet âge, encourager une pratique créatrice comme celle de la photographie. De 6 à 9 ans, l’utilisation de logiciels de création comme Scratch® peut également être conseillée. À partir de 7-8 ans, l’enfant peut disposer d’un temps d’écran hebdomadaire qu’il gère en notant ses temps sur un carnet. Il trichera, bien sûr, mais cela l’invitera au moins à réfléchir au temps qu’il consacre à ses diverses activités d’écran. Internet accompagné à partir de 9 ans La fréquentation des réseaux sociaux, avant l’âge de 11-12 ans, est déconseillée pour deux raisons. La première est la difficulté de l’enfant, avant cet âge, à pouvoir concevoir que deux émotions différentes puissent coexister autour d’une même information. Par exemple, face à une plaisanterie salace, un adulte peut à la fois sourire et être gêné. Mais avant 11 ans, l’enfant est tout entier d’un côté ou de l’autre : soit il rit franchement et peut se faire reprocher son manque de pudeur ; soit il est tout entier du côté de la gêne et risque de provoquer des remarques sur son manque d’humour. La seconde est que l’enfant, avant cet âge, ne peut comprendre qu’une émotion présentée par une personne puisse avoir une autre cause que celle que cette personne met en avant. Il est donc sujet à toutes les manipulations possibles. Trois règles doivent être enfin rappelées aux parents comme aux enfants : tout ce qu’on « affiche » sur internet peut tomber dans le domaine publique, tout ce qu’on y met y restera éternellement, et tout ce qu’on y trouve est sujet à caution et doit être validé par la confrontation avec d’autres sources. Internet seul à partir de 12 ans avec prudence Le jeune adolescent peut commencer à « surfer » seul sur la toile, à condition d’avoir compris et assimilé les règles précédentes. Néanmoins, il est nécessaire d’adopter certaines règles d’usage, de convenir ensemble d’horaires prédéfinis de navigation, de mettre en place un contrôle parental et de ne pas laisser l’enfant avoir une connexion nocturne illimitée à internet depuis sa chambre. À l’adolescence, on note un déséquilibre entre, d’une part, les structures impliquées dans la réaction émotionnelle, qui sont déjà en place et, d’autre part, les structures cérébrales impliquées dans l’adaptation du comportement à la situation, dont la maturation est beaucoup plus tardive. En d’autres termes, un adolescent qui ne parvient pas à contrôler ses impulsions n’est pas un adolescent malade, mais un adolescent normal. C’est pour cette raison que les limites établies par les parents doivent être précises et récurrentes. L’adolescent a besoin de ce cadre car, sans lui, il n’a pas les moyens psychiques de contrôler ses impulsions. S’agissant de la tendance à la surconsommation d’écrans à cet âge, des chercheurs ont créé des indicateurs pour mesurer la dépendance à internet comme il en existe pour la dépendance aux substances toxiques. Certains d’entre eux sont mal à l’aise avec ces indicateurs, qui ne tiennent pas compte des sociabilités qui se développent en ligne, et surtout de leur inscription dans la continuité de ce qui existe hors ligne. En pratique, le temps passé doit toujours être contextualisé en fonction des motivations du joueur : recherche d’une affir mation de soi, d’une socialisation en ligne ou, au contraire, conduite de fuite. Il est important alors de savoir s’il s’agit d’une fuite face à une situation objective (comme le divorce des parents), d’un possible trouble mental débutant ou, comme c’est le cas le plus fréquent, une manifestation de la crise d’adolescence. S’agissant des jeux vidéo, leur pratique excessive à l’adolescence est le plus souvent non pathologique, bien qu’elle constitue par son ampleur un problème de santé publique, notamment par la réduction du temps de sommeil et la chute des résultats scolaires. Sa prise en charge relève de l’éducation parentale. La pratique excessive et pathologique des jeux vidéo est rare et révèle souvent des pathologies sous-jacentes. Elle relève d’une prise en charge dans des structures médico-psychologiques adaptées. Comment différencier une pratique excessive d’une pratique pathologique ? Trois questions peuvent aider le pédiatre. • La première : « Est-ce que tu joues seul ou avec d’autres ? » ; celui qui répond jouer seul est plus menacé que celui qui joue avec d’autres joueurs et, parmi ceux qui jouent avec d’autres, le cas le moins préoccupant est celui de l’adolescent qui joue avec des camarades de classe qu’il connaît. • La seconde question : « Est-ce que tu as pensé plus tard à trouver un métier dans le secteur des jeux vidéo ? » ; la réponse positive prouve une capacité de projection dans l’avenir. Le « non » signifie souvent que le jeune joue plus pour tenter d’échapper à une souffrance que pour le plaisir qu’il y trouve. • Enfin, la troisième question à poser concerne les pratiques de création d’images à l’intérieur des jeux vidéo. Celui qui crée des petits films utilise évidemment les espaces virtuels comme des lieux de création plutôt que de simple consommation. Quant aux risques de surexposition de soi sur les réseaux sociaux, ils sont souvent la conséquence d’une souffrance de reconnaissance dans la vie concrète. L’enfant qui se sent mal aimé et pas reconnu, cherche à compenser ce déficit sur internet. L’usage pathologique s’installe quand la recherche de la comparaison sociale devient effrénée : le but recherché n’est plus de se faire valider, mais de se faire valider plus que les autres, ce qui crée malheureusement un cercle vicieux dans lequel la consommation et la frustration vont croissants. En conclusion Les pédiatres ont un rôle majeur à jouer dans la prévention des dangers des écrans. Cela commence par le fait de les énoncer, notamment pour les tout-petits. Interroger les parents sur l’existence d’un poste de télévision dans la chambre et sur le nombre d’heures où l’enfant a accès à un écran, devrait faire partie de l’entretien pédiatrique de base. Et pas seulement autour de la télévision. Le pédiatre doit aussi penser à interroger l’enfant, et les parents, sur les signes d’alerte d’une consommation problématique, notamment le manque de sommeil, les troubles du comportement alimentaire, l’absentéisme et/ou l’échec scolaire et le retrait social. Quant aux conseils à donner, ils varient évidemment selon l’âge. Quand l’enfant grandit, la protection ne consiste pas seulement à lui interdire certaines choses, mais aussi à lui en expliquer les raisons. Il est lui-même un interlocuteur privilégié du pédiatre. Parallèlement au contrôle du temps d’écran, la mise en place d’une communication familiale sur les activités d’écran est indispensable, afin d’encourager l’enfant à développer son intelligence narrative. Si réduire le temps d’écran est essentiel, ce n’est donc pas le seul conseil à donner aux parents : choisir avec l’enfant ses programmes, parler avec lui de ce qu’il fait et voit sur les écrans, et encourager ses activités de création en sont d’autres, tout aussi importants. Et les pratiques de réduction sont d’autant mieux appliquées qu’elles sont partagées. Par exemple, décider en famille d’une certaine heure à laquelle couper le wifi la nuit ou que chacun laisse son téléphone mobile le soir sur la table du petit-déjeuner pour le retrouver le lendemain matin. Enfin, la prévention peut se faire dès la salle d’attente. Outre l’affiche des balises « 3-6-9-12 », il existe une excellente affiche de la Cnil sur les bonnes pratiques d’internet. Souhaitons que l’Inpès se saisisse bientôt du problème et propose une large information tant aux professionnels qu’aux usagers. Et pour terminer, s’il fallait résumer tout cela en une phrase dont les parents pourraient facilement se rappeler et mettre en place, je choisirais celle-ci : prendre chaque soir le repas familial sans télévision, ni téléphone mobile ! Pour en savoir plus :Le site internet de S. Tisseron
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