1959-2009 : la métamorphose de l’enfant mangeur

Le discours de (ré)éducation nutritionnelle, élaboré en tenant compte des conséquences post-ingestives de l’alimentation, c’est-à-dire du devenir des nutriments dans l’organisme, peine à prendre en compte les fonctions pré-ingestives de cette alimentation : la fonction sociale (l’enfant ne mange pas seul), la fonction sensorielle et hédonique (les aliments ne sont pas réductibles à leurs nutriments ; ce sont des substances complexes qui excitent les organes des sens), la fonction symbolique (« L’homme est probablement autant consommateur de symboles que de nutriments » écrivait Jean Trémolières en 1969), la fonction économique (du budget familial aux bénéfices des multinationales de l’agroalimentaire) et la fonction éducative (« Si tu finis tes épinards, tu auras un gâteau »). On limite souvent l’évolution de l’alimentation en France à celle de la consommation alimentaire (moins de pain, davantage de viande et de sucre) et on traduit cette évolution en langage nutritionnel (moins de glucides complexes, davantage de lipides et de saccharose). Or, cette évolution, exprimée en termes de nutriments, a pris fin vers 1980. On peut dire que les Français mangent gras et sucré, estimer qu’ils mangent trop gras et trop sucré, mais on ne peut pas dire qu’ils mangent de plus en plus gras et de plus en plus sucré. L’évolution actuelle de l’alimentation des enfants est plus complexe que celle de ses seules caractéristiques nutritionnelles. L’évolution de l’alimentation des enfants est plus complexe que celle de ses seules caractéristiques nutritionnelles. Dans le rétroviseur Quand on demande à des sexagénaires de parler librement de l’alimentation de leur enfance, sans autre précision, ils ne parlent pas de nutrition mais d’environnement, d’approvisionnements, de rites, d’attitudes parentales, de règles éducatives. On mesure alors le poids de l’évolution économique, marchande, sociétale, éducative qui retentit sur les comportements et l’amplitude des changements que l’on voudrait maintenant opérer, changements dont on n’aime pas dire — pour ne pas être étiqueté passéiste — qu’il s’agirait d’un retour. En 1959, dans Les quatre cents coups, François Truffaut décrivait la vie d’un adolescent, Antoine Doinel. Dans ce film, l’alimentation est évoquée sept fois. En rentrant à la maison, le père est alléché par une odeur de poisson ; Antoine et ses parents mangent de la soupe ; sa mère l’envoie acheter de la farine ; Antoine et son père font cuire des oeufs ; quand il fugue, un copain lui amène le pain, le fromage et le fruit qu’il a chapardés. Affamé après une nuit d’errance, Antoine dérobe une bouteille de lait. En maison de correction, il est puni pour avoir entamé son pain avant le début du repas. En résumé : une alimentation basique, simple, saine mais diversifiée.   Quand est-ce qu’on mange ? En 1959, le rythme des repas était constant. Ils étaient proposés à heures fixes, y compris le dimanche. Ils rythmaient la vie. À chaque repas, l’hypothalamus adaptait la quantité de calories ingérées à ce qui était nécessaire jusqu’au repas suivant dont il pouvait prévoir l’heure de survenue. En 2009, le nombre des repas peut varier d’un jour à l’autre. Le week-end induit un changement de rythme notable. Des parents proposent des apéritifs dînatoires ou des brunchs. Dans certaines maternelles, les enseignants incitent les enfants à faire un cinquième repas en milieu de matinée, uniquement les jours d’école. On justifie cette pratique par une soi-disant insuffisance du petitdéjeuner, lequel est élevé au rang de « repas le plus important de la journée ». L’hypothalamus peine à s’adapter à cette arythmie. L’hypothalamus peine à s’adapter à cette arythmie. Topologie des repas En 1959, l’enfant, sauf s’il était interne, prenait ses repas à la maison avec l’un ou l’autre de ses parents, souvent les deux. En 2009, ses parents sont souvent séparés, il mange un peu à la cantine, un peu chez la nounou, un peu chez les grands-parents. Un enfant peut avoir six lieux réguliers de consommation alimentaire. Des adultes référents, plus nombreux, lui apprennent donc à manger, chacun à sa façon et souvent à la sienne. Les règles et les interdits ont une géométrie variable. Autour du même enfant, certains adultes sont laxistes, d’autres autoritaires. La faim, c’est quoi ? En 1959, les repas étaient pris à table. Avant le repas, l’enfant, affamé ou non, attendait le repas, sinon « il n’aurait plus eu faim à table ». En 2009, on lui donne un fruit, puisque « c’est bon pour la santé », quelquefois un gâteau pour éviter l’hypoglycémie, légendaire sorcière des temps modernes. On entretient ainsi son comportement de grignotage auquel on l’a initié quand il avait 18 mois et qu’on lui a donné un biscuit pour qu’il ne dérange pas le parent chauffeur. Il ignore la sensation de faim. Il utilise ce mot à la place du mot « envie ». Les cartables peuvent être des paniers à provision. À l’école, les copains du nouveau « Petit Nicolas » sont plus souvent des Alceste que des Agnan. Le trajet du retour ne sert plus à jouer aux billes, il est le lieu du goûter. Aujourd’hui, on utilise le mot « faim » à la place du mot « envie ». La tentation En 1959, la nourriture était enfermée dans les placards, hors de la vue, la confiture au-dessus des armoires, quelquefois à côté des pommes qui y passaient l’hiver. Les emballages en papier étaient opaques, les boîtes en fer-blanc sinistres. Dans la cuisine, l’olfaction était stimulée avant la vision. En 2009, dans les cuisines dites américaines, les aliments sont à portée de main. Les conditionnements sont provocateurs. Les distributeurs excitent et incitent. Les coloris variés, les textures élaborées, le mélange complexe de saveurs et d’arômes modifie le rapport des sens à des aliments qui ne sont plus des « denrées » mais des produits hautement élaborés, à consommer sans préparation. Le fromage blanc est remplacé par une « spécialité laitière au fromage blanc, aromatisée à la vanille, enrichie en calcium et en vitamine D avec fructose et édulcorants » qui contient un agent de charges (fibres), trois épaississants, de la gélatine, deux édulcorants et un colorant (sic). Mais comment l’hypothalamus, alerté par le passage d’une telle spécialité laitière nouvelle dans la sphère sensorielle, peut-il comprendre de quoi il s’agit et estimer le nombre de calories ingérées afin de déclencher avec justesse la sensation de rassasiement ? On condamne le sucre, soit. Mais si on parlait un peu plus de la vanille qui fait manger davantage ?   Qu’y a-t-il au menu ? En 1959, l’enfant mangeur n’avait pas le choix des menus. Tantôt il aimait, tantôt il n’aimait pas. Cette alternance participait à la régulation des quantités consommées, encore que le pain toujours disponible jouât le rôle de volant de rassasiement. En 2009, l’enfant est invité à choisir ses céréales au petit-déjeuner, son goûter, son dessert, l’arôme de son yaourt, voire le menu tout entier. Le risque qu’il n’aime pas est ainsi réduit. Au restaurant scolaire de l’école primaire, il est incité à manger un peu de chaque plat mais, dès qu’il arrive au collège, il a le choix des plats périphériques. On espère ingénument qu’il choisira ce qui est « bon pour lui ». Mais cette expression n’a pas le même sens pour le collégien et pour le service de promotion de la santé en faveur des élèves. En restauration commerciale, les restaurants à buffet ont la cote. L’enfant peut choisir. Le choix est d’autant plus facile que l’enfant est désormais habitué à se servir seul. Dans les magasins, on ne demande plus rien, on se sert. Chez eux, certains enfants se servent directement et à volonté, à leur volonté, sans demander. Dans les rites modernes (fondue, barbecue, pierrade, multicrêpes…), la cuisson se fait au fur et à mesure du repas. Les quantités ingérées restent inconnues des parents et même de l’enfant mangeur luimême. Il s’arrête quand il n’en peut plus. On espère ingénument qu’il choisira ce qui est « bon pour lui ». Nourriture jetable En 1959, l’enfant finissait son assiette, l’essuyait même avec un morceau de pain qu’il mangeait ensuite. On ne jetait pas de nourriture, elle était chère, elle était sacrée. En 2009, on jette, on jette et on jette encore de la nourriture devant les yeux des enfants. À la fin du repas scolaire, on remplit les sacs poubelle avec ce qui reste. L’hygiène alimentaire est exigeante. Mais quelle valeur a aux yeux d’un enfant ce qui peut aller indistinctement dans son ventre ou dans la poubelle ? Quelle valeur a ce qui peut aller indistinctement dans le ventre ou dans la poubelle ? L’apéritif, nouvelle institution Le rite de l’apéritif est une bonne illustration des nouveaux rapports de l’enfant et de l’alimentation. En 1959, lorsqu’un ami du père passait à la maison, on ouvrait une bouteille de vin et l’enfant les regardait boire. Depuis les années 1970, toute occasion est bonne pour « prendre l’apéro ». On sort des bouteilles variées, des amusegueules variés et l’enfant est invité à ce grignotage institutionnalisé, sacralisé par la société au nom de la convivialité, le mot qui remplit la bouche quand il s’agit de justifier les comportements alimentaires les plus tordus. La convivialité a toujours existé sauf qu’autrefois on invitait ses amis à partager un… vrai repas. Comment l’enfant confronté régulièrement à ce rite auquel les adultes l’initient pourrait-il prendre au sérieux la recommandation « ne pas manger entre les repas » ? Il faudrait ajouter « sauf exception, lorsque les adultes le veulent ». Parmi tous les livres qui sortent sur l’alimentation, lequel oserait mettre en cause l’apéritif, les vins d’honneur et les buffets ? Puisque c’est convivial… Conclusion Ces quelques évocations permettent de mieux comprendre que l’éducation nutritionnelle à l’âge scolaire peut améliorer le niveau des connaissances nutritionnelles (à la question « Fruits et légumes, combien ? » tous les enfants répondent « 5 » comme leurs grands-parents répondaient « 1515 » à « Marignan, quelle date ? », mais qu’elle ne parvient pas à modifier les comportements alimentaires des enfants. Car ils ne sont pas autonomes. Ils sont contraints par l’environnement et la société des adultes, qui les poussent à la faute. La même société leur impose un environnement de démesure et de dérégulation et voudrait qu’ils se maîtrisent. Elle oublie que ce sont des enfants. Le droit fondamental des enfants d’être bien nourris est devenu le devoir des enfants de bien se nourrir. Dur, dur… d’être un enfant mangeur.