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L'œil du médecin d'adolescents

Publié le 01 oct 2024Lecture 7 min

Une pathologie ancienne dans un corps d’adolescent

Matteo LICCIARDI (interne de pédiatrie), Adèle CARLIER-GONOD, Unité de Pédiatrie adolescents, Centre Hospitalier Intercommunal de Créteil

A. est adressé en hospitalisation de médecine de l’adolescent pour l’exploration de rectorragies associées à des douleurs abdominales chroniques

Il s’agit d’un adolescent de 17 ans ayant un parcours migratoire complexe. Parti de l’Afrique subsaharienne en 2020, après un long voyage et la traversée de plusieurs pays, il est arrivé en France en 2022. Reconnu en tant que mineur non accompagné, il est pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en hôtel social où il vit avec trois autres jeunes. A. ne présente pas d’antécédent personnel médical ou chirurgical et ne prend aucun traitement. Il ne rapporte pas de prise de toxique ou d’autre conduite à risque. Il ne connaît pas ses antécédents familiaux. Concernant les symptômes digestifs, il semble présenter des douleurs abdominales et des rectorragies quotidiennes depuis 2018, alors qu’il était encore en Afrique. Lors de sa consultation en gastro-pédiatrie, il est décrit comme asthénique avec un IMC à 17 kg/m2, sans perte de poids récente. L’examen physique est sans particularité. Une première biologie réalisée met en évidence une anémie ferriprive à 7 g/dl. La prise en charge dans l’unité de médecine de l’adolescent s’articule autour de deux axes principaux : – une évaluation médicale et paramédicale, ainsi que des explorations concernant ses plaintes digestives, notamment par des examens endoscopiques ; – une évaluation socio-éducative concernant son mode et ses conditions de vie, en lien avec ses éducateurs référents.   Exploration des symptômes digestifs   Au cours de son hospitalisation, des rectorragies quotidiennes de moyenne abondance sont objectivées. Elles se présentent sous la forme de traces de sang sur le papier et de sang mélangé aux selles. Le transit est marqué par une importante constipation. A. décrit également des faux besoins et des impériosités. L’examen physique ne retrouve pas d’anomalie de la marge anale. Les signes extradigestifs rapportés sont des myalgies dans les épaules, ainsi que des douleurs thoraciques. Le bilan sanguin ne retrouve pas de syndrome inflammatoire biologique et confirme l’anémie par carence martiale. Les prélèvements de selles sont négatifs sur le plan infectieux (bactérien, viral et parasitaire). La calprotectine fécale est négative. L’imagerie abdominale est normale, ainsi que les endoscopies hautes et basses.   Approche multidisciplinaire   La suite de l’évaluation et la prise en charge globale dans l’unité de médecine de l’adolescent nous ont permis d’explorer d’autres pistes. Les rencontres avec les professionnels du service ont aidé à mieux évaluer les habitudes de vie du patient. A. travaille en alternance depuis l’été 2023 dans un centre commercial. Il est en service les trois premières semaines du mois, faisant des journées de 7 heures, du lundi au vendredi. Une semaine par mois, il est en cours, apprend le français et bénéficie d’aide pour ses démarches administratives. Au quotidien, A. se charge seul de ses courses et de la préparation de ses repas. Il ne peut pas compter sur une cantine scolaire, ni un restaurant professionnel sur son lieu de travail. Il ne consacre pas beaucoup de temps à la cuisine et ses menus sont assez limités. L’évaluation diététique met en évidence des apports carnés réguliers, mais des accompagnements peu diversifiés, reposant exclusivement sur du riz ou des pâtes, sans fruit ou légume. Dans le cadre du dépistage de carences nutritionnelles, un dosage de vitamine C est réalisé et reviendra à 12 mmol/l, permettant de poser le diagnostic de scorbut. Une supplémentation en fer couplée à la vitamine C est instaurée avant la sortie du service.   Focus sur le scorbut   Le scorbut est une maladie causée par une carence en vitamine C ou acide ascorbique. Le tableau clinique historique associe des saignements (gingivorragies le plus fréquemment), des myalgies et des douleurs osseuses.   • Physiopathologie La vitamine C (L-acide ascorbique, ascorbate) est essentielle pour le corps humain, bien que ce dernier soit dans l’impossibilité d’en assurer la synthèse. Afin de maintenir une concentration de vitamine C > 23 mmol/l(1) (limite à laquelle les symptômes du scorbut se manifestent d’après la littérature), une alimentation équilibrée avec des apports quotidiens suffisants en fruits et légumes est nécessaire(2). Les aliments contenant les plus grandes concentrations de vitamine C sont, à titre d’exemple, les oranges, les citrons, les kiwis ou encore les brocolis et le chou(1). L’acide ascorbique joue un rôle clé dans plusieurs réactions chimiques en tant que cofacteur. Par exemple, il permet le renouvellement du glycogène VI, composant majoritaire des vaisseaux sanguins et de la peau ; régule la synthèse des prostaglandines et des catécholamines avec ses propriétés antioxydantes ou encore permet une meilleure métabolisation du fer en le transformant dans son état ferreux avant l’absorption dans le tube digestif.   • Signes cliniques Le spectre des symptômes décrits dans la littérature est très large, comprenant des défaillances musculosquelettiques, dermatologiques, dentaires et systémiques. Les atteintes cutanées sont des pétéchies, des ecchymoses ou l’hyperkératose ; en particulier périfolliculaires, bilatérales et symétriques. Les atteintes muqueuses sont des hémorragies, des déchaussements dentaires ou une hypertrophie gingivale. D’après une étude italienne, les patients atteints de scorbut présentent également au moment de l’apparition des symptômes une franche altération de l’état général et une fièvre chronique(2).   • Signes radiologiques Les symptômes pédiatriques les plus spécifiques concernent les jeunes patients avec des malformations osseuses pouvant entraîner des douleurs et des boiteries(2,10). Ces douleurs sont causées par des malformations osseuses qui apparaissent dès 3 à 6 mois de carence en vitamine C. Les anomalies intéressent surtout les membres inférieurs et en particulier la partie distale des os longs, des genoux et des hanches(3). Parmi les lésions osseuses les plus typiques et courantes, on citera (figure 1) : - la ligne de Frankel : lésion située dans les métaphyses, correspondant à une plaque de croissance épaisse, cassante et déformable. Cette plaque, très fragile, est sujette à des fractures. Elle peut d’ailleurs s’accompagner en périphérie d’une excroissance que l’on nomme : éperon de Pelkan ; - la Scurvy line : lésion retrouvée dans la métaphyse. Bande radiologique claire juxtaposée à la ligne de Frankel ; - l’anneau de Wimberger : lésion touchant les noyaux épiphysaires dont la périphérie est bordée d’une ligne radio-opaque composée de cellules gorgées de calcium, et un centre clair témoignant d’une matrice osseuse déminéralisée composée de collagène fragile(4). Figure 1. A. Éperon de Pelkan. B. Plaque cassante épiphysaire. C. Anneau de Wimberger. D. Ligne de Frankel. E. Ostéopénie généralisée.   • Biologie L’anémie est fréquente, normocytaire ou macrocytaire. Elle peut être secondaire aux hémorragies, mais est surtout liée à des carences associées en fer (par défaut d’absorption) et en folates (contenus dans les mêmes aliments que ceux de la vitamine C)(5).   • Traitement Le traitement du scorbut est assuré par une simple supplémentation orale, variant de 300 mg à 1 g par jour, en plusieurs prises(7). La supplémentation peut nécessiter, selon la profondeur de la carence initiale, quelques semaines à plusieurs mois. La surveillance du dosage de la vitamine C n’est pas nécessaire. Les signes cliniques disparaissent en quelques mois et permettent un bon suivi de l’observance du traitement et de la guérison.   • Épidémiologie en pédiatrie En pédiatrie, le scorbut est particulièrement surreprésenté dans certaines sous-populations. En premier lieu, on retrouve les enfants présentant des troubles du comportement alimentaire, des troubles de l’oralité et ceux atteints de troubles du spectre autistique(8,9). Les enfants atteints de MICI et de pathologies néphrologiques sont également à risque, en raison de défauts d’absorption ou d’augmentation des pertes. Les enfants les plus fréquemment atteints de scorbut ont moins de 10 ans, avec une moyenne d’âge entre 2 et 3 ans. Comme souligné plus haut dans le texte, le motif de consultation le plus fréquent retrouvé dans cette tranche d’âge est une boiterie, associée ou non à des douleurs osseuses(10,6).   Influence de la précarité et du statut de mineur non accompagné (MNA) sur la santé   Le Code civil, dans l’article 375-5, définit les MNA comme « des mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille ». En 2015 et 2016, 300 000 MNA ont été recensés dans 80 pays par le United Nations Children’s Fund (Unicef), cette estimation ayant presque quintuple depuis 2010. En France, en 2019, 16 760 enfants ont ete déclarés MNA, alors qu’en 2016 on estimait leur nombre à 8 054. La pandémie Covid et ses restrictions ont contribué à faire baisser ce chiffre à 9 900 en 2020, mais rapidement le flux migratoire a repris, et en 2022 le nombre de MNA atteignait 14 780 (Santé publique France). Deux études françaises se sont intéressées de près à cette population pédiatrique(11,12). Ces deux études, confirmées par une étude de Santé publique France parue en janvier 2024(13), retrouvaient une sur-représentation chez ces jeunes des maladies psychiatriques et infectieuses ; elles plaidaient pour la généralisation de protocoles de dépistage et de soins. Une autre étude rétrospective à la PASS de l’Hôtel Dieu en 2020 retrouvait les mêmes caractéristiques sociodémographiques et les mêmes problématiques somatiques et psychiques que les précédentes. Les principales affections concernaient l’appareil locomoteur, la dermatologie et la gastro-enterologie. Le taux d’hospitalisation suite a la consultation était de 6 %(14).   Conclusion et « Take home messages »   Longtemps retenue comme étant une maladie d’un temps révolu, le scorbut resurgit dans des pays où il semblait avoir disparu. Certains antécédents médicaux, mais aussi certaines situations de précarité doivent nous alerter et nous pousser à réaliser un dosage de la vitamine C. Le tableau clinique est souvent aspécifique : douleurs musculosquelettiques, asthénie, saignements inexpliqués. Une enquête minutieuse est nécessaire, au cours de laquelle il convient d’écarter des diagnostics différentiels. Les radiographies osseuses, dont les signes caractéristiques apparaissent rapidement au cours de la maladie, sont une aide au diagnostic. Dans ce cas clinique, c’est la démarche diagnostique globale qui a permis d’évoquer une pathologie rare et dont la résurgence alerte sur la précarisation de mineurs pourtant « protégés ».

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