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Profession, Société

Publié le 16 juin 2020Lecture 8 min

Le pédiatre, analyste critique face aux normes

Bertrand CHEVALLIER, Service Pédiatrie, hôpital Ambroise-Paré, Boulogne-Billancourt

Centres de moyen et de longs séjours, hôpitaux généraux, universitaires, cliniques privées, maisons de santé : aucune institution n’y échappe, pas plus d’ailleurs, que les prestataires (médecins, paramédicaux, rééducateurs) qui travaillent comme indépendants : le monde de la santé est de plus en plus envahi par une pléthore de normes en tout genre. On peut sérieusement se demander si leur multiplication, et le coût qu’elles génèrent, ne finira pas par figer le système de soins, par décourager ou dégoûter les professionnels.

Mais de quelles normes parle-t-on ? Les forces qui structurent, de manière contraignante, le monde de la santé ne sont pas « éthiques » mais techno-scientifiques, économiques et juridiques. Ce sont elles qui façonnent, en l’organisant, l’acte du soignant et les réflexions qui l’accompagnent… et qui imposent leurs propres normes. Du côté des techno sciences, on vise l’efficacité. Cette valeur, dont on ne peut se passer, se traduit en une infinité de normes. Citons celles qui concernent l’hygiène, la sécurité des patients, les normes de qualité, les normes d’usage imposées par l’emploi des moyens techniques, les normes auxquelles doivent satisfaire les infrastructures, les normes ISO, etc. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a su imposer sa définition de la santé comme « état d’un complet bienêtre physique, psychique et social ». Au regard de cette norme, c’est la vie en général qui est devenue une pathologie. Chaque pathologie ainsi identifiée donne lieu à un traitement qui devient luimême la norme du soin à respecter par les soignants. Cette valeur impose, elle aussi, des normes contraignantes. Chaque pathologie est associée à une durée de séjour, à un remboursement. S’éloigner de ces normes conduit à s’exposer à des sanctions financières. Ce sont aussi des normes de rentabilité : les salles d’opération de même que les appareils techniques (scanners, IRM et autres) ne peuvent pas rester inexploités, les lits doivent être occupés, un médecin doit atteindre un certain seuil de consultations par jour, le temps à consacrer à chaque patient par une infirmière est minuté et dans la foulée, chaque geste, chaque trajet, etc. Sur le terrain, cela se traduit par une multiplicité de lois, de contraintes, de procédures à respecter. Pour obtenir leur agrément, les institutions doivent satisfaire à une liste impressionnante de normes, dont certaines relèvent de la sphère techno-scientifique et économique. Il en est d’autres qui concernent directement la relation de soin, comme celles imposées par les droits du patient : il faut informer, obtenir le consentement, et donc suivre des procédures qui feront office de comportements standardisés, afin d’éviter les procès. Chaque profession se voit légalement attribuer un certain nombre d’actes et pas d’autres, ce qui morcelle le travail et les responsabilités, etc. Inutile de dire que nous n’avons pas épuisé la liste des normes qui encadrent et organisent la pratique médicale. Le débat ne consiste plus à savoir s’il faut, oui ou non, des normes : il en faut, c’est évident ! Après tout, nous ne pouvons rejeter l’efficacité, l’équilibre financier et la justice qu’elles sont censées préserver. Notre rapport aux normes ? Quelques questions méritent d’être posées. Premièrement, vu leur nombre, existe-t-il des professionnels qui sont encore susceptibles de les maîtriser, c’est-à-dire qui ont une vue d’ensemble de telle sorte qu’outre leur maîtrise, la cohérence soit préservée ? Ou bien, chacun, en fonction de sa spécialité, doit-il se limiter à sa sphère, quitte à voir les normes se contredire : celles du gestionnaire s’opposant à celles du médecin ? Deuxièment, s’il semble à peu près impossible de traduire en normes la complexité des situations particulières, il faut bien admettre que, pourvu qu’elles soient toutes connues, la question de leur transgression délibérée se pose inéluctablement. Quelle place est prévue à ces écarts assumés dans l’intérêt du patient ? Peuvent-ils être ouvertement reconnus ou faut-il les cacher par peur des sanctions ? Troisièmement, qui fixe ces normes et qui peut prétendre en changer ? Sont-ce les firmes pharmaceutiques ou les fabricants de nouvelles technologies qui défendent leurs intérêts en faisant voter des lois ? Pourquoi les patients ne pourraient-ils pas être davantage associés, puisqu’après tout, ils sont les premiers concernés ? Enfin, ces normes objectivent de plus en plus le soin : à s’y soumettre, le professionnel n’est plus qu’un technicien, gestionnaire de son activité, procédurier pour éviter les procès, tandis que le patient est réduit au statut de pathologie à traiter, susceptible de devenir un coût et de porter plainte. La normalisation : finalité ou pesanteur ? Le grand danger qui guette la médecine est celui de devenir une entreprise de normalisation. Chaque individu est comparé aux autres. Le regard est « populationnel ». On est mieux ou moins bien que la moyenne, avec des risques plus élevés ou plus bas, des prédispositions accrues ou diminuées. La norme devient sociale. Elle s’inscrit au fond de nos codes de conduite, mais en plus elle résulte désormais d’un examen de l’intime de notre biologie et de notre histoire génétique. Le rôle de la médecine consiste à jouer le jeu de la norme tout en révélant sans cesse ses limites. Soigner ne signifie pas obéir à la norme, mais s’y référer en la dé mystifiant. Les grands systèmes qui exercent le pouvoir contemporain, qui tissent la norme du moment, qui dessinent nos comportements et façonnent nos désirs, ce sont les réseaux sociaux (gérés par des algorithmes), le gigantesque commerce des données (logique du marketing) et la manie de l’évaluation. Pour Foucault, « le pouvoir doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne ». Nous sommes tous constitués par lui : soit comme relais, soit comme réaction. Il y a deux choses que le pouvoir déteste : c’est que les personnes existent comme des sujets libres, et que ces mêmes personnes soient alors considérées – et se considèrent – comme irremplaçables. Or ce sont des objectifs centraux de la médecine. L’établissement des normes : quelles limites ? Les références médicales opposables retenues par les conventions de 1990, de 1993 et de 1997 étaient originairement conçues en termes de normes techniques destinées à rationaliser la production industrielle. Mais on a vu se développer dans ce cadre des normes de comportement professionnel, ce qui a pu entraîner des contradictions sinon des conflits de normes, dont la solution a été alors trouvée dans la prévalence des normes de l’art considérées comme plus contraignantes. Autrement dit, le respect d’une norme technique ne peut suffire à exonérer le professionnel de sa responsabilité s’il en résulte un manquement à son obligation de prudence et de diligence. Il en va autrement lorsque l’on se trouve en présence de conférences de consensus. Dans de telles circonstances, on se trouve face à des situations dans lesquelles aucun accord spontané n’existe dans la communauté médicale. Aucune règle ne guide la désignation du promoteur de la conférence, et pas davantage, a priori, le choix du sujet. Et, à supposer qu’il y ait consensus, ce n’est pas celui de la communauté médicale, mais celui, infiniment plus restreint, des participants à la conférence qui parviennent à dégager des solutions de compromis. Dans ce contexte, il reste que l’impact des recommandations demeure encore incertain en matière de responsabilité. D’un côté, on a relevé certaines décisions faisant état d’une conformité aux RMO pour exonérer un médecin. Mais une opinion plus souple, et plus rigoureuse, a été soutenue, suivant laquelle le devoir de fournir des soins en science, conscience et indépendance professionnelle ne pouvait être affecté par les recommandations officielles. Dans cette perspective, celles-ci ne pourraient être conçues par le médecin que comme éléments de son devoir de donner des soins conformes aux données acquises de la science, ce qui conserve leur empire aux principes du droit commun. L’évaluation externe est la plus significative, l’obtention d’autorisations étant subordonnée au respect des conclusions de l’accréditation. Divers critères d’accréditation (« référentiels ») sont retenus (bonnes pratiques cliniques, résultats des services, codes thérapeutiques). À vrai dire, l’accréditation médicale n’est pas assortie d’une sanction juridique claire. Il ne s’agit pas de Tables de la loi. De toute façon, ces normes mi-médicales, mi-économiques ne sauraient mettre obstacle à l’intérêt du patient. Le passage difficilement contestable, en l’état actuel du droit, apparaît au sujet de l’Evidence Based Medicine (EBM). Fondée sur la lecture critique argumentée des données disponibles et sur la volonté de prise en compte simultanée des données actuelles de la science, des préférences et comportements du patient et des circonstances cliniques. L’EBM est devenue le fil conducteur réel ou théorique des guides de pratiques et des recommandations des experts et institutions sanitaires. Des désaccords sont périodiquement exprimés contestant de façon argumentée des recommandations ou s’interrogeant sur certaines contradictions sur un thème en fonction des promoteurs (HAS, ANSM, Académie de médecine). L’application des recommandations reste très hétérogène cinq à dix ans après leurs publications : on leur reproche une vision parcellaire plus que globale, plus sociétale qu’individuelle, une applicabilité complexe sur le terrain, une vision trop hospitalo-universitaire. Cependant, ces recommandations sont toujours la référence, sans prendre en compte les nuances de la définition d’un référentiel, tel que rapporté par Fagnani en 1992 : « Dans le domaine de l’évaluation médicale, le concept de référentiel désigne un ensemble de normes correspondant à un optimum en termes de qualité en fonction de l’état des connaissances et des moyens disponibles à un moment donné ». Conclusion Les normes, recommandations et référentiels professionnels restent des outils indispensables. Elles nécessitent d’être analysées au gré de chaque situation, de chaque patient qu’elles soient d’ordre médical ou social. C’est bien un sujet soignant/patient, tous deux confrontés à des normes implicites ou explicites. Il s’agit pour un acte médical donné d’identifier les « normes » en jeu, d’en appliquer certaines, parfois de s’y soumettre, ou de s’en exonérer. Les normes sont faites pour tous, pas nécessairement utiles pour chacun. C’est à chaque médecin, dans son approche globale du patient et de sa maladie de savoir faire un choix raisonné.

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